lundi 12 mars 2018

EXTRAIT ROMAN EN COURS : UNE OMBRE AU PROGRAMME

Un titre provisoire

"Une ombre au programme"

Une couverture ????? en attente....

Mais une histoire en tête et une écriture bien avancée !

Une façon de m'évader des problèmes quotidiens....

Je vous livre un passage de cette course fabuleuse derrière un hypothétique et étrange héritage, assorti d'un testament non moins bizarre, qui vous fera voyager de l'Italie du début du vingtième siècle à l'Argentine des années cinquante, pour aboutir à Monaco et dans la France contemporaine, avec toujours des personnages féminins forts, Claire, Maria, Luisa, Céline.... et leurs compagnons, Tonio, David..., des paysages fabuleux, des destins extraordinaires....

Bonne lecture

Il fait chaud en ce début d'après - midi dans la campagne italienne. Maria transpire en rapportant la jarre d'eau de la fontaine installée sur la place du village. Le mois de septembre s'achève. La fraîcheur va bientôt rendre son travail moins difficile. Plus que l'arrivée d'un temps plus supportable, Maria attend surtout une lettre. Son mari, Tonio, est parti depuis plus d'un an, comme tant d'autres habitants du petit bourg du Nord de l'Italie, en Amérique. Ils sont nombreux, les hommes qui ont émigré. Le village est surtout peuplé de personnes âgées, de femmes et d'enfants qui attendent. Qui attendent quoi ? Une lettre, un peu d'argent et surtout un billet qui leur permettra de quitter leur misère, leur vie de peine. Maria, comme les autres, espère le passage du courrier une fois par mois, une enveloppe avec de l'argent pour que sa petite fille Luisa, qui vient de faire ses trois ans, et elle-même puissent partir, loin de cette poussière, de ce village perdu dans la campagne, loin de tout, alors qu'on est à la veille du nouveau vingtième siècle que certains attendent avec appréhension et d'autres avec espoir. Maria se dit qu'elle n'a rien à perdre à partir. Ses parents ont disparu il y a déjà plusieurs années, leur laissant à ses deux frères et à elle-même un minuscule lopin de terre que ses frères ont abandonné pour aller s'embaucher dans les usines de Turin et qu'elle-même a renoncé à cultiver seule. Cette terre aride, infertile, est tout juste bonne pour les chèvres, celles de Maria et de quelques voisins encore plus pauvres. Il y a longtemps que la dernière somme d'argent envoyée par Tonio est dépensée. Il n'y en avait pas beaucoup dans sa dernière enveloppe. Maria a économisé autant qu'elle l'a pu, mais il faut bien vivre. La vente du lait et des fromages de chèvre rapportent si peu. Maria sait coudre et a un véritable talent pour fabriquer avec peu de moyens des accessoires dont les femmes sont friandes, chapeaux, colliers, breloques, châles, rubans et autres chiffons. C'est ce qui leur permet à Luisa et à elle de vivre, peut-être un peu mieux que la majorité des habitants du village. Elle exerce ses talents lors des noces en fabriquant des bouquets colorés, des voiles scintillants, des coiffes aériennes. Elle vend aussi, par l'intermédiaire de quelques colporteurs qui passent de temps à autre, des colifichets dont ils lui rapportent ensuite le prix de la vente après avoir pris leur commission. Maria soupire quand elle voit le peu qu'ils lui rapportent mais elle n'a pas d'autre choix. Il faudrait qu'elle s'installe en ville pour vendre davantage. Elle a décidé d'attendre une dernière réponse de Tonio avant de prendre une décision, pour le siècle nouveau. Si l'espoir de partir en Amérique le rejoindre s'évanouit, elle partira pour la ville avec la petite Luisa. Elle met tout son espoir dans cette enfant brune aux immenses yeux verts, remarquablement vive et attachante. Maria veut que sa fille aille à l'école et fasse des études, pas comme elle qui sait à peine lire, écrire et compter grâce à l'enseignement que le vieux curé donne aux enfants du village. Elle désire un autre avenir pour sa fille. Ce sera l'Amérique ou la ville, mais pas ce trou perdu où l'espoir est mort depuis longtemps. La jarre pleine pesant sur son épaule, Maria pénètre dans la petite maison de terre. La soudaine obscurité l'aveugle quelques secondes. Elle n'a pas assez d'argent pour laisser une lampe allumée la journée. On ne l'allume que le soir, et encore, quand le feu crépite dans la cheminée, on se contente de sa lueur. Elle pose la lourde jarre près de l'évier de pierre qui sert pour laver les quelques assiettes et plats qu'elles utilisent, mais aussi le linge, faire la toilette, cuisiner. La maisonnette est constituée de deux pièces, une salle principale où sont installés une table de bois foncé, quatre chaises et, dans un coin, un petit lit recouvert d'un couvre-lit de patchwork soigné, surprenant dans ce lieu et œuvre de Maria, constitué de bouts de tissus des ouvrages qu'elle a fabriqués pour les uns et les autres. Pour le plus grand bonheur de Luisa, elle l'a rebrodé de petits nœuds de rubans de couleurs qui donne douceur et élégance au petit lit et même à toute la pièce car Maria a poussé le luxe jusqu'à confectionner un rideau assorti qui voile légèrement la seule fenêtre éclairant la petite maison. La deuxième pièce fermée par un rideau de toile écrue est pompeusement appelée la chambre. C'est un petit lieu clos où un lit un peu plus grand a été casé, laissant à peine un minuscule espace pour y accéder. Pour cette chambre, Maria a également utilisé des pièces de tissu pour fabriquer un couvre-lit, moins sophistiqué que celui de Luisa, mais agréablement coloré, sur lequel elle a brodé avec la laine filée des chèvres, des petits angelots qui donnent de façon surprenante à cette pièce rustique un air raffiné.
Maria était fière, au début de son mariage avec Tonio, de sa maison, mais les difficultés quotidiennes ont vite eu raison de sa joie et de son enthousiasme. C'est elle qui a poussé son mari à partir avec les autres émigrants volontaires du village, encouragés par une première série de départs qui, dans les lettres reçues par les familles, décrivaient une vie pleine de lumière, de travail, d'argent, de terres.
Maria avait parcouru certains de ces courriers qui étaient accompagnés de photographies montrant des gens bien nourris, bien habillés, souriant béatement à l'objectif du photographe. Un des hommes du village avait envoyé un journal. Écrit en anglais, Maria n'avait pu qu'en regarder les images de villes illuminées, grouillantes de passants, des intérieurs de maison grands et meublés confortablement, comme elle en avait rarement vu, sinon en se rendant une seule fois en ville dans une riche famille qui l'avait employée pour préparer un mariage. Bien que logée dans une sombre soupente, elle avait cependant vu, lors des séances d'essayage des femmes et filles des riches propriétaires, un confort et un luxe qu'elle n'imaginait pas et qui lui avaient laissé un souvenir obsédant et un arrière-goût amer. Pourquoi sa fille et elle ne goûteraient-elles pas aux mêmes conditions de vie ? Elle avait du longuement argumenter avant que Tonio, moins ambitieux qu'elle, ne se décide à partir. Elle l'avait même menacé de partir sans lui.En aurait-elle été capable ? Nul ne sait...
Le facteur doit passer aujourd'hui ou demain. Elle espère qu'il aura du courrier pour elle. Elle n'attendra pas plus longtemps. On est en 1899. En 1900, elle change de vie, que ce soit dans la ville proche, Turin, ou, pourquoi pas, à Rome, ou en Amérique, si Tonio lui donne des nouvelles et envoie de l'argent pour leur voyage. Elle est si fatiguée de cette vie de labeur, sans espoir ni avenir pour Luisa et pour elle. Elle se laisse tomber sur une chaise de bois et pose sa tête sur les coudes étalés sur la table. Elle n'en peut plus, épuisée après avoir charrié la lourde jarre, mais aussi lassée par sa vie seule. Tonio lui manque et elle se demande ce qu'il fait dans la lointaine Amérique. Elle sait que c'est un homme sérieux, mais elle imagine les tentations offertes par sa nouvelle vie. Ce ne serait pas le premier qui disparaîtrait sans donner de nouvelles, mort ou embrigadé dans une autre vie dans laquelle elle n'aurait pas sa place. Loin des yeux, loin du cœur, disait sa mère dont plusieurs frères avaient été happés par le Nouveau Monde sans plus donner de nouvelles, abandonnant père, mère, sœur et, pour certains, femmes et enfants. Il se raconte des choses sur la violence qui règne dans la grande ville où vont la plupart des émigrants de la péninsule qui s'appelle New York. C'est le port d'entrée pour tous. Un certain nombre d'arrivants y sont refusés, sans toujours comprendre pourquoi. Il paraît qu'en s'engageant pour des puissants, ils pourraient entrer clandestinement. On parle de la mafia, des parrains. C'est un monde inconnu pour ces paysans du nord de l'Italie qui inquiète les femmes et les anciens mais qui subjugue les plus jeunes qui prétendent qu'ils peuvent ainsi rapidement s'enrichir. Maria est inquiète. Elle sait que Tonio est influençable. Elle aimerait être à ses côtés pour être sûre qu'il ne se laisse pas embrigader par ces illusions.
Luisa entre dans la maison en sautillant joyeusement, tirant sa mère de ses sombres pensées.
      Maman, j'ai soif, crie la petite fille tout en riant avec sa meilleure amie du village, Elena. Tu en veux ? lui propose – t – elle.
      Je vais vous ajouter un peu de sirop de sucre que j'ai fait, suggère Maria aux deux gamines qui approuvent en applaudissant.
Maria sort deux verres du petit placard que Tonio a installé quand ils se sont mariés pour ranger leur peu de vaisselle. Elle y fait couler un fond de sirop marron qu'elle dilue dans l'eau fraîche rapportée dans la cruche. Les deux enfants se régalent en se léchant les babines et ressortent jouer. Maria admire leur innocence et se jure que jamais sa fille ne connaîtra la même vie que la sienne. Elle vivra dans une vraie maison, ira dans une vraie école, apprendra des tas de choses et coulera une vie heureuse loin de ce village de poussière. Il faut que Tonio se dépêche de lui écrire ou elle partira seule avec Luisa. Elle ne pourra même pas le prévenir car elle n'a pas son adresse en Amérique. Elle doit attendre, mais n'a pas l'intention de le faire très longtemps. Elle accorde jusqu'à la Nativité à Tonio. S'il ne se décide pas à écrire une bonne nouvelle, elle se débrouillera seule avec Luisa, même si elle reconnaît que partir en plein hiver n'est pas l'idéal. Aura – t – elle la patience d'attendre le printemps ? Peut-être serait – ce plus sage ! Elle secoue ses longues boucles brunes aux reflets acajou donnés par l'huile de noyer qu'elle ajoute quand elle les lave et se met à préparer le repas du soir, une soupe épaisse parfumée avec un reste de poulet et de la polenta, le plat des pauvres. Elle complètera le menu avec une pomme de son petit jardin. Elle veut que Luisa ait une nourriture suffisante et équilibrée pour garder la bonne santé qui la caractérise depuis sa naissance. Sa fille est forte, comme elle, comme toutes les femmes de sa famille. Il fait un peu frais ce soir. Mais il faut économiser le bois et Maria choisit de ne pas encore allumer de feu dans la petite cheminée de pierre. Sitôt le repas terminé et la maigre vaisselle rincée avec un peu d'eau, la mère et la fille se lovent dans le grand lit sous les couvertures que Maria a préparées. Elle aime ce moment de tendre complicité entre elles deux. Tout en caressant tendrement les longues boucles de Luisa, elle lui raconte des histoires de fées, de princesses et de princes que sa grand-mère lui racontait lorsqu'elle était enfant. Sa nona ne savait pas lire mais elle était une véritable mémoire orale impressionnante dont les histoires captivaient tout le village, grands et petits. La vieille dame disait en riant que, si elle avait su écrire, elle serait devenue écrivaine. C'est elle qui avait beaucoup insisté pour que Maria suive l'enseignement de monsieur le curé, ce qui n'était pas une évidence pour les enfants, et encore moins pour les petites filles. Maria lui en sait gré et, dans les prières qu'elle fait tous les soirs et qu'elle partage avec Luisa, elle ne manque jamais d'évoquer la vieille dame avec qui il lui arrive de converser ! C'est elle, pense Maria, qui lui conseille de partir et de prendre son destin en charge. Sa grand - mère parlait toujours avec regret des voyages qu'elle aurait aimés faire. Ils étaient peu nombreux les émigrants en ces temps – là, mais il y en avait quelques uns qui, baluchon sur le dos, partaient travailler ailleurs, en France, en Suisse, en Belgique. Certains, plus téméraires, osaient la grande traversée, parfois vers l'Afrique du nord ou, plus courageux encore, vers l'Amérique. Un voyage incertain, de plusieurs semaines, dans des conditions difficiles. De la plupart, on n'avait plus de nouvelles. L'un d'entre eux avait, semble – t – il fait fortune. Il avait envoyé au village une importante somme d'argent pour restaurer la vieille église, chargeant le prêtre de l'époque d'entretenir la tombe de ses parents et d'organiser un bon repas pour les habitants du village, ce que l'homme d'église s'était empressé de faire. Il avait profité de la fête de Maria, le quinze août, pour réunir tous les habitants (ils n'étaient pas si nombreux ! ) et leur préparer de fabuleuses agapes dont on parla durant des années. Sa grand-mère lui avait énoncé le menu de multiples fois, surtout quand elles avaient faim, de la charcuterie à profusion, du pain pour tous, du brasato avec du riz parfumé au safran, du fromage et un immense gâteau fabriqué par les femmes du village. Sa grand-mère disait qu'ils étaient ensuite restés une semaine sans manger tellement leur panse était pleine, mais que cet ancien habitant avait envoyé une si grosse somme d'argent que le curé avait pu acheter du tissu pour faire des vêtements aux enfants et pour entretenir l'église pendant plusieurs années. Maria rêvait en écoutant ce récit miraculeux. Elle aussi, si elle partait et gagnait beaucoup d'argent, elle en enverrait au village, surtout pour les personnes âgées seules et les enfants. Elle disait à sa grand-mère qu'elle construirait une école, ce que sa nona approuvait vigoureusement. Mais la vieille dame était morte sans voir ce rêve réalisé. Sur son lit de mort, à quelques secondes de pousser son dernier soupir, elle avait murmuré à sa petite-fille qui pleurait :
      N'oublie pas tes rêves et les miens, Maria.
Maria qui considère ce jour comme le plus triste de sa vie, n'a pas oublié et c'est la raison pour laquelle elle est décidé, avec ou sans Tonio, de partir tenter l’aventure d'une vie ailleurs qui, se dit – elle, ne peut être pire que celle qu'elle connait en ce moment.
Perdue dans ces pensées, Maria ne voit pas que Luisa s'est doucement endormie, blottie contre elle. Elle remonte les couvertures jusqu'à sa chevelure qu'elle embrasse et plonge à son tour dans le sommeil. Les journées sont physiquement fatigantes et le sommeil salutaire est bienvenu.
Il fait frais lorsque le jour se lève et ce n'est pas encore l'hiver ! Maria se lève doucement en prenant garde de ne pas réveiller Luisa. Elle se glisse hors du lit et se dirige vers l'évier de la salle. Elle sort une bassine en émail qu'elle remplit d'eau dont elle s'asperge d'abord le visage, puis courageusement avec un gant, elle se lave le corps en frissonnant. Elle ouvre la porte de la petite maison et arrose les quelques légumes qui poussent dans son petit potager. L'eau est bien trop précieuse pour qu'on la gaspille. Elle remplit une deuxième fois la bassine et la pose sur la cuisinière qu'elle vient d'allumer pour qu'elle se réchauffe avant le réveil de Luisa. La chaleur du feu permet également de préparer le petit déjeuner, un brouet de céréales épais dans lequel elle rajoute pour sa petite fille un peu de lait de chèvre trait la veille et quelques gouttes de miel pour en adoucir l'âpreté. Elle vient de finir son bol quand la petite Luisa, les yeux tout brouillés de sommeil, sort de la chambre. Elle est toute jolie dans sa chemise de nuit de laine que Maria lui a taillée dans une vieille chemise de Tonio qui n'en a plus l'usage et qu'elle a parsemée de jolis nœuds de satin jaunes. Un ruban de même couleur essaie de retenir sa chevelure rebelle.
      Luisa, remets tes chaussettes. Tu vas prendre froid, s'exclame Maria tout en posant sur les épaules de la petite fille un châle.
La petite fille s'assoit en face de sa mère et plonge sa cuillère dans le bol.
      C'est bon. Pourquoi le tien n'a pas la même couleur que le mien ?
      Je t'ai rajouté un peu de lait et de miel.
      Et toi, t'aimes pas le lait et le miel ?
      Non, pas trop.
Ce pieux mensonge fait monter les larmes aux yeux de Maria. Elle se souvient de sa grand-mère lui faisant la même réponse et elle, insouciante, la croyant, tout comme Luisa.
      C'est bon ,pourtant !
      Oui, ma chérie. Mange tout ton bol. Il commence à faire froid et cela réchauffe. Quand tu auras fini, l'eau est tiède pour ta toilette.
Sitôt son petit déjeuner englouti, la petite fille se laisse avec plaisir laver et habiller par sa mère. Cela fait partie du rituel du matin, comme la prière fait partie des habitudes du soir, avant de dormir. Luisa sait que beaucoup de ses camarades se couchent et se lèvent sans se laver ni se changer. La toilette, c'est au mieux une fois par semaine. Les voisines chuchotent entre elles que Maria se donne bien du travail à se laver et à doucher la petite tous les jours, à avoir du linge pour la nuit et du linge pour le jour. On porte les vêtements de tous les jours et, le dimanche pour aller à l’église et les jours de fête, les beaux vêtements soigneusement rangés le reste du temps dans un grand coffre où sont déposées toutes les pauvres richesses des villageois. Les portes ne sont jamais fermées à clé. Qu'y aurait – il à voler ?
Maria, suivie de Luisa, sort dans la petite cour et commence par se rendre dans le minuscule poulailler où quatre poules, quand elles le veulent bien, leur donnent des œufs frais qui constituent une part non négligeable de leur repas. Elles leur distribuent quelques miettes de pain soigneusement conservées, des grains de maïs durs et des déchets de pommes et de légumes. Les poules se précipitent en caquetant et se jettent sur la nourriture éparpillée sur le sol. Maria vérifie qu'elles ont de l'eau dans la vieille casserole cabossée qui leur sert d'abreuvoir et referme soigneusement la cage. Elle ne veut pas voir ses poules devenir la proie de quelques chenapans à la recherche de nourriture, surtout que ses poules, Maria ne les a jamais mangées. Elle ne peut s'y décider et celles qui ont disparu sont mortes de leur belle mort. Maria les a alors offertes à des voisins, incapables d'en faire son repas. Certes, elle sait que cela est hypocrite car, quand le marché se tient, une fois par mois, elle achète des morceaux de poulet ou de porc. Mais manger ses poules à elle, qu'elle soigne, nourrit , caresse, à qui elle parle de temps en temps, qu'elle a vu grandir. Non, décidément, elle ne peut pas. C'est la même chose avec ses deux chèvres qu'elle trait, dont elle file la laine en la leur ôtant le plus délicatement possible. Mais elle n'en fera jamais un ragoût. Elle a d'ailleurs décidé de donner ses bêtes à monsieur le curé quand elles partiront. Elle lui fera jurer sur la croix qu'il s'en occupera et qu'il ne les mangera pas. Il ne pourra pas faire un parjure après un tel serment !
Elle décide ensuite de se rendre dans la forêt voisine pour y ramasser des glands puisque c'est la saison. Il ne semble pas se décider à pleuvoir aujourd'hui, autant en profiter ! Elle pourra en faire de la farine , après séchage, et des gâteaux. Si elles sont encore là pour quelques mois, il faut qu'elle prévoie la difficile période de l'hiver.
Le soleil est haut dans le ciel quand elles reviennent, les joues rosies par l'air frais et la marche. En passant devant la seule petite boutique du village qui sert aussi d'auberge et de dépôt pour le courrier, la tenancière l'aborde en criant son nom, une enveloppe à la main.
      Maria, tu as une lettre de l'étranger. Elle pèse lourd mais elle ne vient pas de New-York !
    La curieuse mégère a déjà regardé l'adresse d'envoi et soupesé l'enveloppe. Elle ne l'a pas ouverte, mais l'envie la démange. Elle la remet à Maria et reste là, la tête penchée sur son épaule, attendant qu'elle l'ouvre. Maria la prend en remerciant et, sous l'oeil ébahi et furieux de l'aubergiste, met le tout dans le gros sac de toile qui contient leur cueillette du matin. Elle presse le pas, traînant presque Luisa fatiguée de leur longue marche de la matinée qui a été fructueuse car le sac est plein de glands, mais aussi de châtaignes et le visage barbouillé de la petite fille prouve qu'elle a mangé des mûres.
    Tu marches trop vite, maman. Attends – moi.
    Maria ralentit un peu le pas, mais elle veut ouvrir la lettre seule, sans les yeux curieux des villageois qui, avertis par la commère d'aubergiste, paraissent attendre.Elle aussi est intriguée par la provenance de la lettre. Elle reconnaît l'écriture appliquée de Tonio, mais a rapidement regardé le cachet postal qui ne paraît pas provenir de New-York où son mari est censé se trouver, ni même en anglais, car elle a eu l'impression de vaguement reconnaître la langue employée. Les mots « Buenos » et « Plata » l'ont accrochée, mais elle n'a pas lu davantage, pressée de dérober l'enveloppe à la curiosité de la mégère qui a du, depuis la réception de la lettre, largement l'examiner sous toutes les coutures. Il doit la démanger d'en connaître le contenu. Mais l'opacité de l'enveloppe ne laisse rien filtrer. Enfin arrivée devant sa petite masure, Maria en pousse la porte qu'elle referme aussitôt. Elle installe Luisa sur une chaise face à un grand verre d'eau fraîche et se laisse tomber, impatiente, sur la chaise en face.
    C'est une lettre de papa, annonce – t – elle à la petite fille assoiffée.
    On va partir ? demande l'enfant. Elena m'a dit qu'on partirait quand on recevrait une lettre de papa. C'est sa maman qui le lui a dit.
Les langues vont bon train dans le village.Que de commérages doivent être rapportés !
      Il ne faut pas croire tout ce qui se raconte, Luisa. Papa nous a écrit pour nous envoyer des nouvelles. S'il pense que c'est mieux pour nous, il nous demandera de le rejoindre.
    Mais il paraît que tu veux quitter le village. C'est Elena qui a entendu sa grand-mère et sa mère en parler. Elle dit qu'avec ou sans papa, on partira parce que tu ne te plais pas ici. Moi, j'aime bien Elena et si on part, je ne la verrai plus. Je serai contente de revoir papa, même si je m'en souviens pas trop, mais je serai triste de quitter Elena.
    On verra, ma chérie, la réconforte Maria tout en déchirant précautionneusement la grosse enveloppe avec un couteau.
    Plusieurs feuillets sont couverts d'une écriture appliquée qu'elle reconnaît. L'en-tête indique :
« Plata de Oro, le 15 juillet 1899

    Ma chère femme, ma petite Luisa,
Je ne voulais pas vous écrire avant d'être sûr de pouvoir vous envoyer de quoi me rejoindre. J'espère que vous ne m'avez pas oublié, mais le chemin a été long pour moi. J'ai débarqué à New-York il y a plusieurs mois avec Giordano qui avait embarqué en même temps que moi. Nous avons été triés comme du bétail à notre arrivée et Giordano a été refusé d'entrer. Trop maigre, ont – ils dit. Je suis parti seul dans la ville en lui promettant de revenir le chercher. Il y avait des compatriotes qui attendaient le bateau, pas tous fréquentables. J'ai rencontré un garçon qui venait de notre région et je lui ai expliqué le problème de Giordano et ma promesse. Il m'a dit que ce serait difficile mais qu'il essaierait de m'aider. Il m'a hébergé dans sa chambre et j'ai travaillé quelques semaines dans une boulangerie. Cela me plaisait bien, j'ai appris des choses, mais je ne voulais pas abandonner Giordano. Je savais qu'ils n'allaient pas tarder à le renvoyer. Mario, mon nouvel ami, m'a expliqué qu'ils attendaient le prochain départ de gros bateaux pour y remettre tous les refoulés, car il y en a pas mal.
Un soir , Mario est arrivé tout excité en me disant qu'il avait une opportunité pour nous trois qu'il ne fallait pas manquer. Il m'a expliqué que, le lendemain matin, à la première heure, partait de New-York, un gros navire transportant des marchandises et des voyageurs vers le sud de l'Amérique, l'Argentine m'a – t – il précisé, où de nombreux italiens s'installent depuis quelques années. Il y a des territoires vierges énormes, très peu d'habitants et beaucoup de travail pour tout le monde. Lui était décidé à partir. J'ai vite réfléchi. J'aurais voulu te demander ton avis, mais c'était impossible, il fallait que je donne ma réponse de suite. Nous avons rassemblé nos quelques affaires, cela a été rapide vu le peu que nous possédons. Par l'intermédiaire d'un docker du port, nous avons pu faire embarquer Giordano et nous voilà tous les trois avec des dizaines d'autres compatriotes sur ce grand bateau qui a pris la mer dès le lever du jour. Le voyage a duré plus d'une semaine dans des conditions difficiles. Il y avait des familles avec des femmes et des enfants, beaucoup de déçus ou de refusés des États-Unis, des bien plus pauvres que moi car, avec mon travail de boulanger, j'ai fait un peu d'économies qui m'ont permis de me nourrir convenablement pendant cette traversée. J'ai aidé aussi quelques familles dont les enfants décharnés mais souriants me faisaient penser à notre petite Luisa qui me manque tant, tout comme toi. Je me suis ainsi fait quelques amis.
La mer a été plutôt tranquille, je n'ai pas souffert du mal de mer que j'avais subi lors de ma venue à New York. Nous avons débarqué dans un grand port, certes bien plus modeste que New York, mais à l'activité importante. On n'a pas subi la séance humiliante du tri. Les autorités nous ont accueillis avec sympathie car le pays a besoin de main d'oeuvre, tant pour exploiter les immenses terres et y garder les troupeaux que pour travailler comme artisans ou ouvriers dans les ateliers et les usines qui poussent rapidement de partout.
Je n'ai pas hésité. Je veux pour Luisa et toi une vie plaisante, heureuse, pas perdue au bout du monde, mais avec des écoles, des commerces, des rues, des maisons confortables. Giordano et Mario qui n'ont ni femmes ni enfants, ont choisi de partir dans les terres, s'employant comme gardiens pour commencer, mais avec la promesse de recevoir des terres bientôt pour avoir leurs propres exploitations. Je t'ai dit que j'avais en quelques semaines à New York appris le métier de boulanger. C'est un travail qui me plaît. Ainsi on ne risque pas de manquer de pain ! J'ai remarqué qu'il y en avait très peu dans la ville de Buenos Aires où nous avions débarqué. J'ai repéré un petit local, bien situé dans une rue passante. Avec les quelques sous qui me restaient, je l'ai loué, j'y ai installé un pétrin et un fournil récupérés dans une boutique qui avait fermé à la mort de son propriétaire. Avant de partir pour le sud du pays, Mario et Giordano m'ont aidé à l'aménager : on y a installé un comptoir, quelques étagères et, dans l'arrière-boutique, une petite cuisine et une chambre. Je n'y suis que depuis trois mois et cela marche bien. Je crois qu'on peut s'installer tous les trois dans une nouvelle vie. Tu vois, j'ai déjà gagné assez d'argent pour t'envoyer deux billets pour le bateau, que tu trouveras dans l'enveloppe et que j'ai payés à la principale compagnie maritime qui fait les traversées de Gênes jusqu'à Buenos Aires directement. Ils m'ont expliqué qu'il te suffit d'aller dans leurs bureaux du port de Gênes. Ils t'indiqueront les prochains bateaux en partance et tu choisis celui qui te convient. Mais ne tarde pas trop, ma Maria chérie. Tu me manques et je t'attends avec impatience. Dans la petite enveloppe cachée dans la lettre, je t'ai envoyé de l'argent, pour que tu puisses préparer votre voyage et peut-être rester quelques jours à Gênes dans l'attente d'un bateau . Ne t'inquiète pas, tu ne seras pas seule. Il y a plusieurs compatriotes qui font venir leurs femmes et leurs enfants.
Je t'attends avec impatience. Je ne sais pas quand tu recevras cette lettre. Mais si on pouvait commencer le nouveau siècle tous les trois ensemble, ce serait un vrai bonheur. Tu pourrais arriver avant Noël, ce sera l'été ici, car les saisons sont inversées.
Je t'embrasse, ainsi que ma petite Luisa. Ne perds pas ton temps à essayer de me répondre à l'adresse que j'ai indiqué au dos de mon courrier . Notre boutique est près du port et à partir du mois d'octobre, j'irai à toutes les arrivées de bateaux de Gênes pour vous accueillir.
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           Ton Tonio »

Il

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