vendredi 11 mars 2016

ROSEMONDE et VICTOR


Deux petites histoires vraies et courtes pour nous remettre les idées en place ! On en a besoin de temps en temps !


ROSEMONDE


J'ai depuis plusieurs années une employée de maison qui m'apporte une aide précieuse pour s'occuper de ma sœur, âgée et handicapée.
C'est une femme de 35 ans, haïtienne, avec, comme tout le monde, ses qualités et ses défauts . Si je râle souvent après sa nonchalance, j'apprécie, contrepartie de celle-ci, sa patience et sa gentillesse. Immigrée en République Dominicaine depuis une quinzaine d'années, on peut considérer qu'elle a réussi son immigration. Elle a une situation administrative en règle, un emploi stable, a appris à lire et écrire et possède une petite “casita” où elle héberge, bon gré, mal gré, de nombreux membres de sa famille ou de son village.
Elle a trois enfants, enfin deux dont elle est la mère biologique, et une troisième que son mari lui a ramené tout bébé, fruit de sa relation avec une autre femme, et qu'elle élève depuis l'âge de deux mois. C'est son fils aîné exactement au même titre que les autres. Ce fut un premier étonnement pour moi quand elle me l'apprit! Elle lui a même demandé de retourner chez sa vraie mère alors que celle-ci était malade et mourante pour qu'il la voit et s'en occupe. Il est revenu chez sa “maman” après le décès de sa mère .
Ce matin donc, elle m'explique qu'elle a un bébé. Devant mon étonnement, elle me décrit avec son vocabulaire, la situation suivante :
Le fils d'une de ses cousines, qu'elle héberge plus ou moins, vivait avec une jeune femme qui a accouché il y un mois et qui est décédée peu après l'accouchement d'une éclampsie. Son conjoint, ne voulant pas le bébé, a déclaré que ce n'était pas son enfant et a signé un document confirmant ceci auprès de la justice . Donc enfant haïtien en République dominicaine, non déclaré (il y a juste la facture médicale de l'hôpital d'accouchement), sans nom ni prénom, orphelin et abandonné ! On sait que le sort des bébés abandonnés dans le monde est difficile, mais imaginez un bébé haïtien orphelin abandonné en République Dominicaine ! Inextricable et un sort des plus précaires.
Rosemonde a donc décidé de se rendre à la “fiscalia”, organisme de justice locale, pour en demander la garde et, si possible, l'adoption. Devant mon air hébété et incrédule, elle m'a simplement dit : “C'est bien, je n'ai pas de fille ! Je l'ai appelée Roseta, un peu comme moi. Tu comprends, je ne peux pas la laisser, c'est ma famille”. Elle était souriante et heureuse d'avoir une petite fille. Elle m'a expliqué qu'elle s'arrangeait pour que sa voisine la garde pendant qu'elle venait travailler chez moi.
Je me suis sentie mal à l'aise, très mal à l'aise. Honteuse de me dire que je ne pense pas que j'aurais agi ainsi, alors que j'en aurais eu plus la possibilité qu'elle, honteuse de mon égoïsme, de mes humeurs , de mes questions existentielles alors que Rosemonde venait de me donner une leçon de vie, tout simplement. Son mari, jardinier, est très heureux, m'a-t-il dit, d'être le papa d'une petite fille, lui qui, malgré ses nombreux enfants, n'en avait pas!




VICTOR




Victor est “mon chauffeur de taxi”, enfin pas mon chauffeur particulier, mais celui que j'appelle quand je vais à Saint Domingue. Je l'ai connu par hasard, un jour où je cherchais un taxi, alors que tous me demandaient des tarifs exorbitants. Il est venu tout simplement et il m'a dit :
-Moi, je te prends le tarif normal, pas pour touristes.
Depuis, il est devenu notre ami. Je l'ai aidé un jour pour acheter des matériaux pour sa maison, sans qu'il ne me demande rien. Il m'a signé une reconnaissance de dette et me dit toujours qu'il a eu de la chance le jour où il m'a rencontrée. Je crois que, moi aussi, j'ai eu de la chance car il m'a souvent aidée par ses connaissances mécaniques et son expérience de Saint Domingue. Je sais pouvoir compter sur lui ( il est déjà venu nous chercher à la suite d'une panne à plus de 80 km de chez lui en pleine nuit). Ce qui me fait réfléchir quant à l'attitude de certains compatriotes... Enfin, peu importe. Victor est un type bien.
Étudiant en médecine pendant deux ans, il a dû pour des raisons financières et matérielles abandonner ses études. Il a d'abord été chauffeur de poids lourd, avant de pouvoir s'acheter une voiture (dont il est très fier malgré ses 25 ans d'âge) et devenir chauffeur de taxi. Il a maintenant 45 ans. Après un premier mariage mal terminé, il s'est remarié et a trois enfants, de 10, 7 et 4 ans qu'il élève du mieux qu'il peut et, comme quoi les moyens financiers ne sont pas primordiaux, qui sont très bien éduqués. Il s'en occupe beaucoup et j'essaie de les aider un peu. A chaque retour de voyage, je leur apporte des souvenirs, des frivolités sans doute, mais qui leur plaisent par leur aspect ludique. À la dernière rentrée scolaire, revenant de France, j'ai acheté des tee-shirts de Paris, des trousses colorées, des stylos amusants. Je donne ceci à Victor qui est venu nous chercher à l'aéroport et il me remercie en me disant :
-Ils vont partager.
Je lui réponds qu'il y en a pour chacun des trois.
-Mais j'en ai cinq, maintenant !
Je sais que la famille dominicaine est un peu flexible et extensible, mais je ne comprenais pas vraiment. En riant, je lui dis :
-Deux enfants cachés ?
-Non, me répond-il, avec un grand sourire, je vais t'expliquer. Mon beau-père qui avoisine les quatre-vingts ans a eu d'une jeune femme de trente ans, deux enfants. Elle est partie en laissant le petit garçon et la petite fille. Mon beau-père ne les a jamais scolarisés, ils les faisaient travailler dans les champs dans le campo. Il vient d'être hospitalisé et va entrer dans un asile. Les enfants étaient seuls. Ils sont venus à la maison. Tu comprends, je ne pouvais pas les laisser tomber, vivre seuls ou aller dans une institution ! Ils ont sept et cinq ans. C'est normal qu'ils viennent vivre avec nous.
Victor a une petite maison, des fins de mois difficiles, il aide sa mère, sa femme ne travaille pas pour s'occuper des enfants ! Il conclut avec un immense sourire plein de gentillesse :
-Quand il y en a pour cinq, il y en a pour sept. On se serre un peu.
J'ai vu les cinq enfants dans sa maison. Les deux nouveaux arrivés avaient l'air souriant, adaptés et adoptés. J'ai de leurs nouvelles souvent. Tout le monde va bien, Victor essaie de travailler un peu plus et est toujours aussi souriant et disponible.

Et moi je reste là, avec ma culpabilité, ma gêne face à eux, Rosemonde et Victor, et
 bien d'autres encore sans doute, qui me donnent une leçon de morale ou plus exactement une leçon de vie.
Pour me consoler de mon égoïsme, je vous demande, sincèrement :
-Et vous, qu'auriez-vous fait dans l'un ou l'autre cas ?