dimanche 17 octobre 2010

TROP TÔT OU TROP TARD

                    TROP TÔT OU TROP TARD





    Elle les regardait tous, pour une fois réunis. Elle les survolait, s'arrêtait près de certains, leur soufflait dans le cou et s'amusait de les voir chasser d'un geste de la main cette petite brise, ou cette douce bise, qui les gênait. A d'autres, elle tirait la langue, riant comme une gamine qu'elle était: ils ne pouvaient plus la gronder ou pire encore.
    Elle se dit que, vraiment, elle avait toujours tout fait trop tôt.
    Elle était arrivée trop tôt, de bien des façons.Trop tôt parce que la nature préfère que vous restiez bien au chaud dans le ventre de votre mère neuf mois. Elle n'avait même pas attendu huit mois pour pointer le bout de son tout petit nez. Il faut dire qu'elle n'était pas particulièrement au calme dans l'utérus maternel. Elle participait aux soirées bruyantes en boîte, elle goûtait les effluves de l'alcool, elle planait avec les joints de cannabis que sa mère se plaisait à respirer. Elle dansait ou plutôt gigotait au rythme de la techno que sa mère affectionnait. Si elle avait pu, elle se serait bouchée les oreilles de ses petits poings. Mais quand on est un foetus de quelques semaines, il y a beaucoup de choses qu'on ne peut pas faire. Donc, déjà, elle supportait. C'est peut-être pour cela qu'elle avait décidé de quitter si tôt ce qui n'était absolument pas un havre de paix.
    Quand elle est arrivée, on ne donnait pas cher de ses chances de survie. Sa mère l'avait à peine regardée en prétendant qu'elle ressemblait à un chat écorché, "comme ceux que son grand-père noyait à la ferme". Mais, elle, on ne l'avait pas noyée. Certainement que les médecins n'avaient pas voulu. Et finalement, à la surprise générale, elle était sortie vivante de la maternité après un séjour d'un mois durant lequel sa mère et sa grand-mère étaient passées en vitesse la voir deux fois. Elles prétendaient ne pas vouloir s'attacher à un bébé qui n'allait pas vivre.Elle avait survécu, elles ne s'y étaient pas attachées davantage!
    Il faut dire qu'elle était arrivée vraiment trop tôt dans la vie de sa mère, et de son père! Quatorze ans pour elle, une vague relation plus ou moins consentie sur le siège arrière d'une voiture,dans les vapeurs de l'alcool et du H.
    Lui, à peine dix-huit ans, déjà quelques gardes à vue, du "business" par ci-par là, et aucune envie d'un "marmot".Sa première question avait d'ailleurs été :
-Est-il de moi?
    Et oui, ce mois-là, sa mère qui n'en était pas à sa première aventure, avait été sage. C'était le seul avec lequel elle avait fait l'amour, si on peut employer cette expression un peu trop romantique pour la situation... Bref, c'était bien son père.
    On avait évidemment parlé d'avortement, le père, l'infirmière du collège, l'assistante sociale, le médecin du quartier. Et bien non, figurez-vous qu'on avait des principes dans la famille. La grand-mère, qui elle aussi avait eu son premier enfant à seize ans, disait que ça ne se faisait pas. Elle mélangeait un peu tout, Dieu, le curé, le catéchisme, ses "principes"... Toujours est-il que le temps a passé et que c'était devenu trop tard et que donc, elle est restée dans les conditions dont on a parlé. ça n'était déjà pas drôle pour elle avant d'arriver sur la terre ferme.
    Quand elle est arrivée, trop tôt, on n'avait pas pensé à un prénom. Il faut dire qu'elle était en avance. Ce jour-là était diffusé à la télévision un feuilleton américain que toute la famille regardait avidement, elle eut donc un prénom de feuilleton américain, Peggy-Sue...
    Peggy-Sue survécut à ses six semaines d'avance et à son kilo trois cents. Quand la maternité décida qu'elle devait sortir, elle regagna ce qu'on appelle le domicile familial. En fait,  on l'aurait bien laissée à l'hôpital...Il a fallu insister pour que la mère et la grand-mère, accompagnées d'un des grands frères, viennent la chercher. Le père ne s'était pas dérangé. La grand-mère obtint de lui qu'il verse 50€ par mois qu'elle allait réclamer tous les premiers du mois chez lui. Ce furent les seuls rapports qu'elle eut avec son père qu'elle apercevait de temps en temps dans la rue. Sa mère ou sa grand-mère le lui désignaient, en lui précisant que ce n'était pas avec les cinquante euros qu'il donnait difficilement qu'elles la faisaient vivre. Heureusement qu'elles étaient là!
    Aujourd'hui, elle pouvait les survoler tous. Si elle était là, voletant et virevoltant, c'est qu'elle l'avait décidé. Elle se souvient parfaitement de ce jour de printemps. Il faisait doux, elle était sur le bord de la route, elle marchait sans penser à rien. Dans son cas, souvent, il valait mieux ne pas penser. Elle s'était arrêtée brutalement: ça ne pouvait plus durer, cela faisait presque quatorze ans qu'elle supportait tout et tous. Cela devait cesser. Cette idée s'imposait comme une évidence: ce serait avec la prochaine voiture rouge. Elle avait attendu un bon petit moment, car il n'y avait pas de voiture rouge.  Il surgit enfin, ce véhicule espéré, pas trop vite, presque gentiment. Elle éclata de rire et, sautillant gaiement comme une enfant quand elle joue à la marelle, ce qu'elle n'avait jamais pu faire, elle s'élança sur la route. Elle eut le temps d'entendre les freins de la voiture, elle se sentit projetée en l'air, comme si elle s'envolait, puis un bruit mat: elle était retombée sur la chaussée, elle ne sentait plus rien. Elle se sentait planer, elle vit le chauffeur sortir de la voiture en criant "Non, Non", les autres voitures, celles qui n'étaient pas rouges, s'arrêtaient. Puis ce furent les sirènes des pompiers, le transport sur un brancard dans l'ambulance avec le gentil monsieur de la voiture rouge et le jeune médecin qui disait:
-C'est fini, il n'y a rien à faire.
-J'ai freiné, elle s'est jetée sous mes roues!
-Vous n'y êtes pour rien, Monsieur. Il y a des témoins. Elle a dû trébucher ou ne pas vous voir.
-Quel malheur! Ses parents! Sa famille!
    Ils ne les connaissaient pas encore, le gentil monsieur.
    Quand la police a sonné à la porte de notre appartement, tout le monde regardait le feuilleton quotidien qu'ils n'auraient raté pour rien au monde. Personne n'arrêta la télévision et, tout en écoutant le policier gêné et empêtré dans ses explications, ils continuaient à regarder l'écran du coin de l'oeil. Au cas où ils rateraient un moment décisif de l'histoire de Ryan,Braddon,Meg et les autres...
Heureusement, c'était la fin de l'émission et c'est donc pendant les pubs que ma famille commença à comprendre ce qui m'était arrivé. On calcule vite, chez moi.
-Renversée? Par qui? Et l'assurance?
    Voilà, le maître-mot était lâché: l'assurance. Etait-il bien assuré, ce chauffeur? Se rendait-il compte de la perte subie par la famille? Combien?
    Sous l'oeil héberlué des deux policiers, qui pourtant avaient dû en voir bien d'autres, on se mit à chiffrer en euros sonnants et trébuchants le coût de ma vie, chacun surenchérissant. Ma grand-mère fut la première à pleurer, pas trop, à cause du rimmel qui risquait de couler, bientôt suivie par ma mère, là aussi, pas trop fort, à cause de ses yeux charbonneux, toutes deux imitées par mes trois oncles, les frères de ma mère, et son copain du moment ici présent. Eux n'étaient pas gênés par leur maquillage mais ils ne savaient pas trop bien pleurer. Ils n'avaient pas vraiment l'habitude.
    Ma grand-mère qui perd rarement le nord, demanda le nom et l'adresse de "l'assassin de sa petite-fille" aux policiers qui lui proposèrent de les accompagner à l'hôpital.
-Pourquoi faire?
-Pour voir votre petite-fille.Je suis désolé, il faut reconnaître le corps et organiser les obsèques.
    Ils étaient vraiment désolés, les policiers... de voir ça.
    Ma grand-mère et ma mère prirent leurs sacs à main et demandèrent à un de mes oncles de les accompagner "parce qu'on aurait peut-être besoin d'un homme pour aller voir le chauffard".
    Leur passage à la morgue de l'hôpital fut rapide. J'étais allongée sur le marbre froid, dans mon sac en plastique noir, comme si je dormais du sommeil du juste.
-Oui, oui. C'est bien elle. Bon, on y va?
    Ils en avaient vu beaucoup, les employés de la morgue, mais, là, ils étaient sidérés.
-Enfin, il n'y a vraiment pas grand-chose à attendre des hommes, se dirent-ils.
    Et, moi, je survolais tout ce petit monde. La visite à ce malheureux propriétaire de la voiture rouge valut son pesant d'or. J'ai toujours pensé que ma grand-mère avait raté sa vocation de comédienne.
    Des cris, des larmes, des sanglots, des pseudo-évanouissements, des coups de coude à ma mère qui n'en faisait pas assez et LA question:
-Vous avez une assurance?C'est pas qu'on recherche de l'argent,pensez-vous,avec notre chagrin...Mais il y a les obsèques et puis, la perte d'un être cher, la chair de ma chair (non, là, elle en faisait presque trop ) ...
    Le pauvre homme qui était rongé par le remords, perdu dans ses regrets d'avoir causé la mort d'une enfant, les regardait sans trop comprendre. Oui, il avait une assurance.
-C'est déjà mieux. Elle couvre quoi, l'assurance?
-Je ne sais pas, je n'ai jamais eu d'accident, je n'ai jamais été confronté à une telle catastrophe...
-Il faut savoir. Il doit y avoir une permanence téléphonique. Appelez-les.
    Et mon pauvre homme de chercher le numéro d'urgence de son assurance, de s'emmêler dans les explications, tant et si bien que ma grand-mère prit le téléphone et expliqua le cas, en insistant surtout sur le montant des indemnités.
-Bien, bien. On en reparlera. Donnez-moi l'adresse de vos bureaux, je passerai demain.
-Demain, dit le pauvre homme. On n'attend même pas l'enterrement?
-Il faut battre le fer quand il est chaud.
    Telle fut la réponse de ma chère grand-mère qui repartit accompagnée de sa progéniture à qui elle donna, plus ou moins discrètement, la consigne des larmes et des cris...pour les voisins.
    On me laissa à la morgue, ma famille ayant décidé que c'était plus pratique et que l'appartement était trop petit.
    Il avait une bonne assurance, le monsieur, parce que là, au moment où je vous parle, c'est un enterrement première classe que je survole.
    Grosse limousine noire pleine de fleurs. Moi qui ai toujours rêvé d'une ballade en grosse voiture avec chauffeur! Là, je suis servie.
    Elle avance lentement suivie par un cortège qui me ferait presque rire.
    Au premier rang, semblant se soutenir l'une l'autre, ma mère et ma grand-mère. Toutes deux sont vêtues de noir: ma grand-mère a sorti un vieux tailleur noir dont elle ne peut plus fermer la jupe, mais ça ne se voit pas, et a cru de bon ton d'emprunter à une voisine une capeline noire sur laquelle elle a fixé un morceau de gaze noire.Elle trouve ça très chic, comme à la télé.
    Ma mère a sorti un pantalon et un pull noir de son époque "gothique" dont elle a retiré quelques uns des motifs macabres, sur les conseils de sa mère qui trouvait que "ça ne se faisait pas". Mais, il reste deux ou trois croix et une tête de mort..."ça peut représenter son lourd chagrin",a conclu ma grand-mère quand elle a vu qu'on risquait de déchirer les vêtements en enlevant les dessins résistants...
    Mais je ne fais pas que les voir. Je suis également dans leurs pensées. Alors, là, c'est autre chose.
    Cet enterrement de première classe qui éblouit voisins, copains et copines, c'est le malheureux chauffeur de la voiture rouge qui le paie. Il ne sait plus comment faire pour soulager son remords. J'aimerais pouvoir lui dire qu'il est le seul sincère de toute cette assemblée. J'ai soufflé à mon canari dont ils ont ouvert la porte de la cage parce qu'il les ennuyait, à mon chat et à mon chien qui me cherchent et errent comme des âmes en peine parce que plus personne ne s'en occupe, de se rapprocher de lui. J'aimerais tellement qu'il les adopte. Je vais voir si je peux le lui suggérer.
    Donc, ma grand-mère et ma mère sont en train d'aligner les zéros sur les chèques futurs qu'elles espèrent percevoir ( d'ailleurs, ça ne m'étonnerait pas qu'elles se disputent...),  parce qu'il a une bonne assurance, ce monsieur. Ma grand-mère s'est déjà renseigné sur un bon chirurgien esthétique ( c'est vrai qu'elle en a besoin )  et ma mère a l'intention de descendre vivre sur la côte, peut-être avec son copain du moment, enfin, lui, il aimerait bien.Mais elle ne sait pas encore.
    Mes oncles, en tant que "colatéraux", ont réussi à obtenir quelque chose: l'un va changer sa moto, l'autre, sa voiture, et le troisième se verrait bien partir dans les îles...
    Pour ces trois individus,  je ne serai plus là pour leur servir de bonne à vraiment tout faire depuis que j'ai dix ans. Je ne sais pas, on prétend que, de là-haut, on peut modifier le cours des choses. Une roue qui éclate sur une moto lancée à pleine vitesse, des freins qui lâchent sur une voiture et une plongée qui se termine mal dans les Caraïbes...Ce sont des idées à exploiter. Je verrai ça.
    Ma grand-mère sait-elle qu'on ne se réveille pas de certaines anesthésies  ou qu'on peut être pire après une chirurgie esthétique qu'avant?
    Ma mère connait-elle les réseaux dans le sud qui vous envoient encore plus au sud?
    Tiens, voilà ma grande copine, celle qui m'a entraînée la première fois dans les caves pour me présenter à ses "copains". C'est elle aussi qui m'a laissée seule face au vigile après avoir caché dans mon sac les sous-vêtements qu'elle venait de piquer dans le super-marché.Je vais lui faire connaître les joies de ce qu'elle appelle l'intégration des tournantes et des gardes à vue.
    Et les autres, et tous les autres qui ne m'ont jamais souri, qui entendait les coups et les cris et qui n'ont jamais essayé de m'aider. Ah, non, je mens, il y a la vieille dame du premier qui avait toujours un mot gentil, un bonbon, un petit gâteau. Elle m'a proposé un jour où ça avait été très violent:
-Viens chez moi quand tu veux. Je n'ai pas peur mais je ne peux pas monter les trois étages pour aller chez toi. Toi, tu peux les descendre.
    Je l'avais remerciée et fait une bise. Je n'ai jamais descendu les trois étages, j'avais trop peur pour elle et pour moi.
    On est dans l'église, ils se sont tous installés. Le monsieur de la voiture rouge est resté à la porte, par décence... Comme si c'était un mot qu'ils connaissaient. Le curé commence les grandes lamentations... Pas mieux que les autres, lui. Il connaissait ma situation, je m'étais confiée à lui, un jour de grande détresse, parce qu'il ne faut pas croire: ma grand-mère est une paroissienne assidue qui va à la messe tous les dimanches ou presque. Ce jour-là,pour mon enterrement, elle est à "son top"...Si je ne la connaissais pas et si je ne m'étais pas infiltrée dans ses pensées où elle s'imagine rajeunie et belle sur une plage paradisiaque, entourée de jeunes hommes musclés, je la croirais écrasée de chagrin, perdue dans les prières telle Marie à la Descente de la Croix... Je vous dis, premier prix de conservatoire de cinéma ou de théâtre, elle a raté sa vocation.
    Donc,vous, Monsieur le Curé, pas mieux que les autres, surtout quand vous m'avez retenue après le catéchisme pour m'expliquer certaines choses.
-Il faut être gentil, mon enfant, et comprendre la nature.
    Ce n'est pas la nature que j'ai comprise, mais ce que vous aviez derrière la tête ou ailleurs. Je ne suis plus jamais retournée à vos cours de catéchisme, au grand dam de ma grand-mère. Malgré les coups, j'ai tenu bon. Alors, quand je vous entends, larmoyant et évoquant "ce petit ange à notre amour si tôt enlevé",je n'ai pas franchement envie de rire. La petite nouvelle que vous retenez souvent après la messe, j'ai envie de lui souffler de parler un peu de vous et de vos gentillesses à l'assistante sociale. Ce serait pas mal, la laïcité contre le goupillon. L'opinion va s'en donner à coeur joie.
    Il ne faut pas que je tombe dans les basses vengeances. Je vais veiller sur ma brave voisine, sur le chauffeur de la voiture rouge, sur mon chat, mon chien et mon canari, et je vais enfin vivre. Je vais voler, me promener.J'irais bien voir le Taj Mahal, il y a longtemps que j'en ai envie, et les Pyramides d'Egypte, après, pourquoi pas? Et bien d'autres choses, encore, il y a tellement à voir dans le monde. Je rencontrerai peut-être des gens qui me redonneront le sourire ...et l'envie de vivre...Pourquoi pas?