dimanche 17 octobre 2010

TROP TÔT OU TROP TARD

                    TROP TÔT OU TROP TARD





    Elle les regardait tous, pour une fois réunis. Elle les survolait, s'arrêtait près de certains, leur soufflait dans le cou et s'amusait de les voir chasser d'un geste de la main cette petite brise, ou cette douce bise, qui les gênait. A d'autres, elle tirait la langue, riant comme une gamine qu'elle était: ils ne pouvaient plus la gronder ou pire encore.
    Elle se dit que, vraiment, elle avait toujours tout fait trop tôt.
    Elle était arrivée trop tôt, de bien des façons.Trop tôt parce que la nature préfère que vous restiez bien au chaud dans le ventre de votre mère neuf mois. Elle n'avait même pas attendu huit mois pour pointer le bout de son tout petit nez. Il faut dire qu'elle n'était pas particulièrement au calme dans l'utérus maternel. Elle participait aux soirées bruyantes en boîte, elle goûtait les effluves de l'alcool, elle planait avec les joints de cannabis que sa mère se plaisait à respirer. Elle dansait ou plutôt gigotait au rythme de la techno que sa mère affectionnait. Si elle avait pu, elle se serait bouchée les oreilles de ses petits poings. Mais quand on est un foetus de quelques semaines, il y a beaucoup de choses qu'on ne peut pas faire. Donc, déjà, elle supportait. C'est peut-être pour cela qu'elle avait décidé de quitter si tôt ce qui n'était absolument pas un havre de paix.
    Quand elle est arrivée, on ne donnait pas cher de ses chances de survie. Sa mère l'avait à peine regardée en prétendant qu'elle ressemblait à un chat écorché, "comme ceux que son grand-père noyait à la ferme". Mais, elle, on ne l'avait pas noyée. Certainement que les médecins n'avaient pas voulu. Et finalement, à la surprise générale, elle était sortie vivante de la maternité après un séjour d'un mois durant lequel sa mère et sa grand-mère étaient passées en vitesse la voir deux fois. Elles prétendaient ne pas vouloir s'attacher à un bébé qui n'allait pas vivre.Elle avait survécu, elles ne s'y étaient pas attachées davantage!
    Il faut dire qu'elle était arrivée vraiment trop tôt dans la vie de sa mère, et de son père! Quatorze ans pour elle, une vague relation plus ou moins consentie sur le siège arrière d'une voiture,dans les vapeurs de l'alcool et du H.
    Lui, à peine dix-huit ans, déjà quelques gardes à vue, du "business" par ci-par là, et aucune envie d'un "marmot".Sa première question avait d'ailleurs été :
-Est-il de moi?
    Et oui, ce mois-là, sa mère qui n'en était pas à sa première aventure, avait été sage. C'était le seul avec lequel elle avait fait l'amour, si on peut employer cette expression un peu trop romantique pour la situation... Bref, c'était bien son père.
    On avait évidemment parlé d'avortement, le père, l'infirmière du collège, l'assistante sociale, le médecin du quartier. Et bien non, figurez-vous qu'on avait des principes dans la famille. La grand-mère, qui elle aussi avait eu son premier enfant à seize ans, disait que ça ne se faisait pas. Elle mélangeait un peu tout, Dieu, le curé, le catéchisme, ses "principes"... Toujours est-il que le temps a passé et que c'était devenu trop tard et que donc, elle est restée dans les conditions dont on a parlé. ça n'était déjà pas drôle pour elle avant d'arriver sur la terre ferme.
    Quand elle est arrivée, trop tôt, on n'avait pas pensé à un prénom. Il faut dire qu'elle était en avance. Ce jour-là était diffusé à la télévision un feuilleton américain que toute la famille regardait avidement, elle eut donc un prénom de feuilleton américain, Peggy-Sue...
    Peggy-Sue survécut à ses six semaines d'avance et à son kilo trois cents. Quand la maternité décida qu'elle devait sortir, elle regagna ce qu'on appelle le domicile familial. En fait,  on l'aurait bien laissée à l'hôpital...Il a fallu insister pour que la mère et la grand-mère, accompagnées d'un des grands frères, viennent la chercher. Le père ne s'était pas dérangé. La grand-mère obtint de lui qu'il verse 50€ par mois qu'elle allait réclamer tous les premiers du mois chez lui. Ce furent les seuls rapports qu'elle eut avec son père qu'elle apercevait de temps en temps dans la rue. Sa mère ou sa grand-mère le lui désignaient, en lui précisant que ce n'était pas avec les cinquante euros qu'il donnait difficilement qu'elles la faisaient vivre. Heureusement qu'elles étaient là!
    Aujourd'hui, elle pouvait les survoler tous. Si elle était là, voletant et virevoltant, c'est qu'elle l'avait décidé. Elle se souvient parfaitement de ce jour de printemps. Il faisait doux, elle était sur le bord de la route, elle marchait sans penser à rien. Dans son cas, souvent, il valait mieux ne pas penser. Elle s'était arrêtée brutalement: ça ne pouvait plus durer, cela faisait presque quatorze ans qu'elle supportait tout et tous. Cela devait cesser. Cette idée s'imposait comme une évidence: ce serait avec la prochaine voiture rouge. Elle avait attendu un bon petit moment, car il n'y avait pas de voiture rouge.  Il surgit enfin, ce véhicule espéré, pas trop vite, presque gentiment. Elle éclata de rire et, sautillant gaiement comme une enfant quand elle joue à la marelle, ce qu'elle n'avait jamais pu faire, elle s'élança sur la route. Elle eut le temps d'entendre les freins de la voiture, elle se sentit projetée en l'air, comme si elle s'envolait, puis un bruit mat: elle était retombée sur la chaussée, elle ne sentait plus rien. Elle se sentait planer, elle vit le chauffeur sortir de la voiture en criant "Non, Non", les autres voitures, celles qui n'étaient pas rouges, s'arrêtaient. Puis ce furent les sirènes des pompiers, le transport sur un brancard dans l'ambulance avec le gentil monsieur de la voiture rouge et le jeune médecin qui disait:
-C'est fini, il n'y a rien à faire.
-J'ai freiné, elle s'est jetée sous mes roues!
-Vous n'y êtes pour rien, Monsieur. Il y a des témoins. Elle a dû trébucher ou ne pas vous voir.
-Quel malheur! Ses parents! Sa famille!
    Ils ne les connaissaient pas encore, le gentil monsieur.
    Quand la police a sonné à la porte de notre appartement, tout le monde regardait le feuilleton quotidien qu'ils n'auraient raté pour rien au monde. Personne n'arrêta la télévision et, tout en écoutant le policier gêné et empêtré dans ses explications, ils continuaient à regarder l'écran du coin de l'oeil. Au cas où ils rateraient un moment décisif de l'histoire de Ryan,Braddon,Meg et les autres...
Heureusement, c'était la fin de l'émission et c'est donc pendant les pubs que ma famille commença à comprendre ce qui m'était arrivé. On calcule vite, chez moi.
-Renversée? Par qui? Et l'assurance?
    Voilà, le maître-mot était lâché: l'assurance. Etait-il bien assuré, ce chauffeur? Se rendait-il compte de la perte subie par la famille? Combien?
    Sous l'oeil héberlué des deux policiers, qui pourtant avaient dû en voir bien d'autres, on se mit à chiffrer en euros sonnants et trébuchants le coût de ma vie, chacun surenchérissant. Ma grand-mère fut la première à pleurer, pas trop, à cause du rimmel qui risquait de couler, bientôt suivie par ma mère, là aussi, pas trop fort, à cause de ses yeux charbonneux, toutes deux imitées par mes trois oncles, les frères de ma mère, et son copain du moment ici présent. Eux n'étaient pas gênés par leur maquillage mais ils ne savaient pas trop bien pleurer. Ils n'avaient pas vraiment l'habitude.
    Ma grand-mère qui perd rarement le nord, demanda le nom et l'adresse de "l'assassin de sa petite-fille" aux policiers qui lui proposèrent de les accompagner à l'hôpital.
-Pourquoi faire?
-Pour voir votre petite-fille.Je suis désolé, il faut reconnaître le corps et organiser les obsèques.
    Ils étaient vraiment désolés, les policiers... de voir ça.
    Ma grand-mère et ma mère prirent leurs sacs à main et demandèrent à un de mes oncles de les accompagner "parce qu'on aurait peut-être besoin d'un homme pour aller voir le chauffard".
    Leur passage à la morgue de l'hôpital fut rapide. J'étais allongée sur le marbre froid, dans mon sac en plastique noir, comme si je dormais du sommeil du juste.
-Oui, oui. C'est bien elle. Bon, on y va?
    Ils en avaient vu beaucoup, les employés de la morgue, mais, là, ils étaient sidérés.
-Enfin, il n'y a vraiment pas grand-chose à attendre des hommes, se dirent-ils.
    Et, moi, je survolais tout ce petit monde. La visite à ce malheureux propriétaire de la voiture rouge valut son pesant d'or. J'ai toujours pensé que ma grand-mère avait raté sa vocation de comédienne.
    Des cris, des larmes, des sanglots, des pseudo-évanouissements, des coups de coude à ma mère qui n'en faisait pas assez et LA question:
-Vous avez une assurance?C'est pas qu'on recherche de l'argent,pensez-vous,avec notre chagrin...Mais il y a les obsèques et puis, la perte d'un être cher, la chair de ma chair (non, là, elle en faisait presque trop ) ...
    Le pauvre homme qui était rongé par le remords, perdu dans ses regrets d'avoir causé la mort d'une enfant, les regardait sans trop comprendre. Oui, il avait une assurance.
-C'est déjà mieux. Elle couvre quoi, l'assurance?
-Je ne sais pas, je n'ai jamais eu d'accident, je n'ai jamais été confronté à une telle catastrophe...
-Il faut savoir. Il doit y avoir une permanence téléphonique. Appelez-les.
    Et mon pauvre homme de chercher le numéro d'urgence de son assurance, de s'emmêler dans les explications, tant et si bien que ma grand-mère prit le téléphone et expliqua le cas, en insistant surtout sur le montant des indemnités.
-Bien, bien. On en reparlera. Donnez-moi l'adresse de vos bureaux, je passerai demain.
-Demain, dit le pauvre homme. On n'attend même pas l'enterrement?
-Il faut battre le fer quand il est chaud.
    Telle fut la réponse de ma chère grand-mère qui repartit accompagnée de sa progéniture à qui elle donna, plus ou moins discrètement, la consigne des larmes et des cris...pour les voisins.
    On me laissa à la morgue, ma famille ayant décidé que c'était plus pratique et que l'appartement était trop petit.
    Il avait une bonne assurance, le monsieur, parce que là, au moment où je vous parle, c'est un enterrement première classe que je survole.
    Grosse limousine noire pleine de fleurs. Moi qui ai toujours rêvé d'une ballade en grosse voiture avec chauffeur! Là, je suis servie.
    Elle avance lentement suivie par un cortège qui me ferait presque rire.
    Au premier rang, semblant se soutenir l'une l'autre, ma mère et ma grand-mère. Toutes deux sont vêtues de noir: ma grand-mère a sorti un vieux tailleur noir dont elle ne peut plus fermer la jupe, mais ça ne se voit pas, et a cru de bon ton d'emprunter à une voisine une capeline noire sur laquelle elle a fixé un morceau de gaze noire.Elle trouve ça très chic, comme à la télé.
    Ma mère a sorti un pantalon et un pull noir de son époque "gothique" dont elle a retiré quelques uns des motifs macabres, sur les conseils de sa mère qui trouvait que "ça ne se faisait pas". Mais, il reste deux ou trois croix et une tête de mort..."ça peut représenter son lourd chagrin",a conclu ma grand-mère quand elle a vu qu'on risquait de déchirer les vêtements en enlevant les dessins résistants...
    Mais je ne fais pas que les voir. Je suis également dans leurs pensées. Alors, là, c'est autre chose.
    Cet enterrement de première classe qui éblouit voisins, copains et copines, c'est le malheureux chauffeur de la voiture rouge qui le paie. Il ne sait plus comment faire pour soulager son remords. J'aimerais pouvoir lui dire qu'il est le seul sincère de toute cette assemblée. J'ai soufflé à mon canari dont ils ont ouvert la porte de la cage parce qu'il les ennuyait, à mon chat et à mon chien qui me cherchent et errent comme des âmes en peine parce que plus personne ne s'en occupe, de se rapprocher de lui. J'aimerais tellement qu'il les adopte. Je vais voir si je peux le lui suggérer.
    Donc, ma grand-mère et ma mère sont en train d'aligner les zéros sur les chèques futurs qu'elles espèrent percevoir ( d'ailleurs, ça ne m'étonnerait pas qu'elles se disputent...),  parce qu'il a une bonne assurance, ce monsieur. Ma grand-mère s'est déjà renseigné sur un bon chirurgien esthétique ( c'est vrai qu'elle en a besoin )  et ma mère a l'intention de descendre vivre sur la côte, peut-être avec son copain du moment, enfin, lui, il aimerait bien.Mais elle ne sait pas encore.
    Mes oncles, en tant que "colatéraux", ont réussi à obtenir quelque chose: l'un va changer sa moto, l'autre, sa voiture, et le troisième se verrait bien partir dans les îles...
    Pour ces trois individus,  je ne serai plus là pour leur servir de bonne à vraiment tout faire depuis que j'ai dix ans. Je ne sais pas, on prétend que, de là-haut, on peut modifier le cours des choses. Une roue qui éclate sur une moto lancée à pleine vitesse, des freins qui lâchent sur une voiture et une plongée qui se termine mal dans les Caraïbes...Ce sont des idées à exploiter. Je verrai ça.
    Ma grand-mère sait-elle qu'on ne se réveille pas de certaines anesthésies  ou qu'on peut être pire après une chirurgie esthétique qu'avant?
    Ma mère connait-elle les réseaux dans le sud qui vous envoient encore plus au sud?
    Tiens, voilà ma grande copine, celle qui m'a entraînée la première fois dans les caves pour me présenter à ses "copains". C'est elle aussi qui m'a laissée seule face au vigile après avoir caché dans mon sac les sous-vêtements qu'elle venait de piquer dans le super-marché.Je vais lui faire connaître les joies de ce qu'elle appelle l'intégration des tournantes et des gardes à vue.
    Et les autres, et tous les autres qui ne m'ont jamais souri, qui entendait les coups et les cris et qui n'ont jamais essayé de m'aider. Ah, non, je mens, il y a la vieille dame du premier qui avait toujours un mot gentil, un bonbon, un petit gâteau. Elle m'a proposé un jour où ça avait été très violent:
-Viens chez moi quand tu veux. Je n'ai pas peur mais je ne peux pas monter les trois étages pour aller chez toi. Toi, tu peux les descendre.
    Je l'avais remerciée et fait une bise. Je n'ai jamais descendu les trois étages, j'avais trop peur pour elle et pour moi.
    On est dans l'église, ils se sont tous installés. Le monsieur de la voiture rouge est resté à la porte, par décence... Comme si c'était un mot qu'ils connaissaient. Le curé commence les grandes lamentations... Pas mieux que les autres, lui. Il connaissait ma situation, je m'étais confiée à lui, un jour de grande détresse, parce qu'il ne faut pas croire: ma grand-mère est une paroissienne assidue qui va à la messe tous les dimanches ou presque. Ce jour-là,pour mon enterrement, elle est à "son top"...Si je ne la connaissais pas et si je ne m'étais pas infiltrée dans ses pensées où elle s'imagine rajeunie et belle sur une plage paradisiaque, entourée de jeunes hommes musclés, je la croirais écrasée de chagrin, perdue dans les prières telle Marie à la Descente de la Croix... Je vous dis, premier prix de conservatoire de cinéma ou de théâtre, elle a raté sa vocation.
    Donc,vous, Monsieur le Curé, pas mieux que les autres, surtout quand vous m'avez retenue après le catéchisme pour m'expliquer certaines choses.
-Il faut être gentil, mon enfant, et comprendre la nature.
    Ce n'est pas la nature que j'ai comprise, mais ce que vous aviez derrière la tête ou ailleurs. Je ne suis plus jamais retournée à vos cours de catéchisme, au grand dam de ma grand-mère. Malgré les coups, j'ai tenu bon. Alors, quand je vous entends, larmoyant et évoquant "ce petit ange à notre amour si tôt enlevé",je n'ai pas franchement envie de rire. La petite nouvelle que vous retenez souvent après la messe, j'ai envie de lui souffler de parler un peu de vous et de vos gentillesses à l'assistante sociale. Ce serait pas mal, la laïcité contre le goupillon. L'opinion va s'en donner à coeur joie.
    Il ne faut pas que je tombe dans les basses vengeances. Je vais veiller sur ma brave voisine, sur le chauffeur de la voiture rouge, sur mon chat, mon chien et mon canari, et je vais enfin vivre. Je vais voler, me promener.J'irais bien voir le Taj Mahal, il y a longtemps que j'en ai envie, et les Pyramides d'Egypte, après, pourquoi pas? Et bien d'autres choses, encore, il y a tellement à voir dans le monde. Je rencontrerai peut-être des gens qui me redonneront le sourire ...et l'envie de vivre...Pourquoi pas?

lundi 13 septembre 2010

STELLA



                        STELLA

    Je vais suivre les conseils d'une amie et écrire une petite tranche de vie personnelle,pas très longue,juste un hommage,oui,je n'ai pas peur du mot,un tendre hommage à mon gros chien noir qui est parti rejoindre le paradis des chiens dimanche matin,après 15 jours d'espoir vain,pendant lesquels,j'espère,elle n'a pas trop souffert.

    Je ne veux même pas entendre murmurer
"Ce n'est qu'un chien" ou "Encore une histoire avec son chien"...
    A ceux-là,je demande de fermer la page. Les autres, ceux qui me connaissent, ceux qui ont connu ma compagne affectueuse, ceux qui ont juste envie de continuer leur lecture, je les  remercie de partager avec moi ce moment de tendresse nostalgique.

    Je sais qu'il y a des détresses incomparables, des pertes et des deuils qui peuvent être plus dramatiques. Je suis consciente de cela. J'ai un père et une soeur âgés, des enfants, un compagnon, des amis chers . Mais cela ne change rien à mon chagrin, il n'y a pas de petit et de grand chagrin.Il y a des peines qui nous affectent et que je ne cherche pas à graduer. Je veux simplement exprimer la mienne.

    Stella est arrivée dans ma vie il y a presque dix ans .C'était une femelle dogue allemande noire. J'avais déjà eu deux dogues allemands, deux femelles, Maya, noire également, et Gretta, une dogue arlequin.Les dogues sont de très gros chiens, attachants et, il est vrai, très "pots de colle". J'ai toujours eu l'impression qu'ils avaient "le complexe du yorkshire", c'est à dire qu'ils ne se rendaient absolument pas compte de leur taille et que leur rêve était de se lover sur mes genoux...Je devrais dire, puisque nous en avons un maintenant, le complexe du chihuahua...qui, lui, au contraire,se prend pour un rodweiller. Les chiens seraient-ils donc comme les humains, jamais satisfaits de leur aspect? Les grands préféreraient être petits, les maigres voudraient grossir, les frisés envient les cheveux raides, les pâlichons souhaitent avoir la peau foncée...etc... Nos technologies esthétiques nous permettent de changer bien des choses... Heureusement, nous sommes, pour l'instant, infiniment plus raisonnables pour nos compagnons à quatre pattes. Et finalement,ils s'acceptent beaucoup mieux que nous! Enfin,presque.Je revois encore Stella, infiniment contente après avoir réussi le tour de force de se caser dans la corbeille(certes en mousse)du bichon de mon père! Je me demandais surtout comment elle allait en sortir.
    Mes dogues ont toujours été des chiens très affectueux. Certains de mes amis me disent que l'attitude, à la fois protectrice et câline qu'ils ont envers moi, est plus le fait de ma(mauvaise)éducation que de leur caractère propre... Peut-être les deux raisons se conjuguent-elles!
    Je me rappelle avoir vu Scoubidou, dogue médiatique et attachant, dans une de ses aventures cinématographiques. Stella avait alors six  ou sept mois. Je me trouvais en province chez mon père. Comme tout jeune chien, elle n'aimait pas être seule et faisait un certain nombre de "bêtises", à son échelle! Pour éviter tout débordement, je décidai de la laisser dans la voiture pendant la séance. A mon retour, je lui ouvre la portière et, telle Scoubidou, elle bondit de la voiture et plaque vigoureusement ses deux pattes avant sur mes épaules, me gratifiant d'un grand coup de museau...et je me retrouve par terre sur le dos, sur la gazon, devant le cinéma. J'avais l'impression d'être encore "dans le film".Cela a fait rire mes enfants et les gens autour. Moi, beaucoup moins sur le coup. Maintenant, j'aimerais bien qu'elle me renverse encore une fois!
    Stella a donc été mon troisième dogue allemand. Je crois que ce sera mon dernier dogue. J'ai trop de peine quand ces gros chiens si doux disparaissent précocement,à l'âge de 8 ou 10 ans. Ce sont des chiens fragiles. Cela fait sourire quand je le dis, mais cela est vrai. Il paraîtrait même que mes trois dogues ont eu une espérance de vie exceptionnellement longue. Quand Maya a disparu, à l'âge de presque 11 ans, elle devait être un des plus vieux dogues de France.Ces chiffres,ce sont des statistiques qui ne diminuent en rien mon chagrin.
    Des souvenirs, j'en ai plein la tête. Je revois son gros museau noir, devenu gris les dernières années. Cela me rappelle une anecdote qui concernait Maya. Les chiens, tout comme nous, voient leur pelage blanchir, en particulier autour du museau. Cela se voit particulièrement quand ils sont noirs. Maya abordait ses presque dix ans avec un museau blanchi quand je la vis revenir d'une petite escapade. Elle avait changé. Mais quoi donc? Je me rendis soudain compte que son museau était redevenu entièrement noir. Elle avait rajeuni! Mais qu'avait-elle fait? Je le compris rapidement quand, dans un grand élan d'affection, elle vint se frotter sur mon bermuda beige...Elle avait fouiné dans un tas de charbon de bois d'un champ voisin(peut-être à la recherche d'un quelconque os)et,  de ce fait,s'était fait une teinture noire...qui décora allègrement mes vêtements!
    Il est vrai que j'ai parfois beaucoup râlé,quand d'un coup de patte tendre,elle filait mon nouveau collant, quand je la trouvais installée sur la canapé,la tête sur l'oreiller de soie brodée.Que dire du jour,où s'imaginant être prête à mettre bas à la suite d'une grossesse nerveuse(et oui,ça existe chez les animaux),elle prépara un petit nid douillet en grattant le sofa en cuir!!!
    Que de fois,marqua-t-elle mon manteau ou ma robe, en venant mettre un gros coup de museau affectueux et ...baveux!
    J'ai eu Stella à une période difficile de ma vie. J'étais malade, extrêmement fatiguée et je me suis sentie plus d'une fois incapable d'assumer ce jeune (grand)chiot fougueux qui courait dans le jardin,y enterrait mes chaussures et mes gants(c'est ce qu'elle préférait) et me regardait ensuite du coin de l'oeil en s'aplatissant dans sa(grande)corbeille, tout en essayant,  avec une maladresse attendrissante, de se cacher sous sa patte! J'avais parfois l'impression qu'elle allait me rendre folle.Une de ses habitudes était ,lorsque je m'absentais la plupart du temps pour des séjours à l'hôpital, d'enterrer ou de grignoter un objet m'appartenant, le plus souvent un objet de cuir, chaussures, gants, sacs...Je me suis retrouvée ainsi avec des gants en exemplaire unique, avec des bottes que j'ai dû déterrer. Je me souviens encore du coup de fil d'un de mes fils m'avertissant qu'elle avait mangé une chaussure
-Tu sais,les beiges à lanières que tu as achetées il n'y a pas longtemps.On voit encore un peu la marque JB Martin!!(ceux qui connaissent apprécieront).Mais,ajouta-t-il,elle n'en a mangé qu'une!
Merci, mon fils. Je pense qu'il plaisantait...encore que...
    Ce même fils rit beaucoup moins quand il me téléphona un jour qu'il était arrivé du collège le premier à la maison et qu'il se rendit compte que Stella avait déroulé un rouleau de papier toilette en faisant plusieurs fois le tour de la maison...Cette image de mon gros chien noir batifolant dans le jardin , heureuse, le papier rose (ou blanc) dans la gueule,me fait encore sourire,même si maintenant c'est avec beaucoup de mélancolie.
    Stella n'a pas fait que des bêtises dans sa courte vie. Elle a joué son rôle de gardien de la maison et des enfants, nous a toujours accompagnés et témoigné de sa grande gentillesse.Ce ne fut pas une mince expédition que de prendre l'avion depuis la France jusqu'en République Dominicaine avec un chat et trois chiens dont Stella.J'avoue avoir été choquée quand j'entendis des gens de notre entourage nous demander avant notre départ
-Qu'allez-vous faire de vos chiens,surtout de la grande?
-Mais évidemment les prendre.
    Si les chiens avaient été interdits, nous aurions choisi un autre lieu de résidence...
    Le voyage a été certainement long pour nos animaux, mais je crois que le plus important pour eux comme pour nous était d'être ensemble. Qu'on ne me parle pas de la non-conscience des animaux. Ceux qui le prétendent n'ont jamais eu d'animaux.
    Je me souviens des journées que j'ai passées dans ma chambre, allongée,  trop fatiguée pour sortir. Ces jours-là, mes chiennes ne venaient pas réclamer leur promenade en forêt. Stella, qui était capable, quand elle voulait se balader, de ramener mes bottes en caoutchouc du garage et de les déposer devant moi, ces jours-là,comme les autres chiennes, se couchait près de mon lit et se manifestait en s'approchant de temps en temps,l'air de dire;
 -Tu vas bien?
    Je ne fais pas d'anthropomorphisme. C'est simplement la constatation de dizaines d'années passées en compagnie de mes chiens qui m'amènent à ces conclusions. J'ose le dire,un chien peut comprendre, un chien peut aimer ou ne pas aimer, un chien peut ressentir des sentiments. Il y a des gens qu'il rejette instinctivement(et souvent avec raison), il est capable de gérer certaines situations. Un chien n'est pas que réflexe de Pavlov.
    J'ai toujours été désagréablement surprise de voir que les animaux sont peu présents dans les religions monothéistes. Seul le chat a un statut un peu différent dans l'islam. Je crois que finalement, c'est pour cela que j'aimais bien citer à mes élèves dans le cadre de l'histoire du clergé, le cas de St François d'Assise qui est représenté avec des animaux à qui,dit la légende,il était capable de parler. C'est bien le seul cas que je connaisse(mais peut-être en connaissez-vous d'autres?) et je ne pense pas que ce soit une des priorités des règles des franciscains.
    On m'a reproché de nombreuses fois d'accorder trop d'attention aux animaux.
-Comment peut-on s'occuper autant des animaux alors qu'il y a des millions d'humains en détresse?
    J'ai remarqué(et fait remarquer)que souvent les auteurs de ce genre de réflexions ne sont pas des plus charitables avec les hommes.Cela me parait une excuse bien facile!
    Je reprendrai bien volontiers, en le transformant, l'adage de Rousseau qui pensait que l'homme était bon par nature et qui a développé le mythe du bon sauvage.Je pense que l'animal est naturellement correct et que ses dévoiements ne sont que le fait des humains qui les utilisent.
    "L'homme est un loup pour l'homme"?Certainement pas,le loup ne torture pas pour le plaisir,n'éprouve aucune joie à faire le mal.Il ne fait qu'essayer de survivre dans un monde que l'homme a détourné à son seul profit.

    Je remercie l'amie qui m'a conseillé d'écrire pour Stella. Elle se reconnaîtra, si elle me lit. J'ai toujours de la peine,elle me manque toujours autant,elle restera ma douce compagne ,j'en parlerai à mes petits-enfants...si j'en ai.
     Je crois que les personnes qui nous sont chères et qui ont disparu, restent auprès de nous tant que nous pensons à eux et que nous les associons à notre quotidien,à nos pensées....ça en fait du monde autour de nous et que l'on choisit!
    Ecoutez,après avoir eu la gentillesse de lire mon histoire,d'écouter Jean Ferrat chanter "Oural,ouralou"(à rechercher sur le net!!!)

   

   

vendredi 16 juillet 2010

LA MONTRE


                        LA  MONTRE




    Les objets ont-ils une vie ? Je n'irais pas jusqu'à dire une âme , simplement une vie qui nous échappe , comme une existence parallèle , en dehors de nous et de notre volonté .
    C'est une question que je me pose depuis longtemps . Certes , ce n'est pas un problème existentiel  auquel notre souffle est retenu . Mais , après tout , il y a  tant de problèmes que nous considérons comme essentiels et qui ne sont que banaux pour ne pas dire bénins et complètement inexistants pour les autres et leur indifférence . Le tout est une question de mesure .
    Les objets existent-ils autrement que comme les choses inertes qui nous entourent ? Nous avons tous un jour ou un autre pesté contre un objet , comme , par exemple , notre cher ordinateur . Combien de milliers (ou plus) sommes-nous à lui parler , à le traiter de toutes sortes de noms d'oiseaux rares ( ou pires , je n'ose le dire ) , à lui demander : 
-Mais qu'est-ce que tu m'as fait?Je ne t'ai pas demandé ça!
    Combien de fois avons-nous cherché notre sac (non , il n'y a pas que les femmes , Messieurs , je vous (r)assure ) , nos clés , notre parapluie , nos papiers , que nous étions sûrs d'avoir posés LÀ et qui n'y sont plus .
    Certes , la plupart du temps , nous avons retrouvé l'absent et reconnu nos erreurs : nous avions oublié , l'Autre les avait déplacés (souvent) . Mais quelquefois , nous nous sommes interrogés, quelque part au fond de nos idées et de notre conscience :
-Je suis sûr(e) que mes clés , mon parapluie , mon livre...étaient là et que ...
    Comme nous sommes rationnels et que la logique nous rassure , nous concluons philosophiquement  :
-Mystère .
     Et continuons notre chemin avec une incertitude de plus...
    Je ne me fais pas la défenseure de la télékinésie . Je ne me crois pas dans le monde d'Alice aux pays des Merveilles ni ne me prends pour le héros de la Révolte des Jouets,.Avouons que parfois nous sommes intrigués par les objets et que nos questions restent sans réponse.
    Il y a une théorie,une idée , une croyance , peu importe l'appellation , qui dit que les disparus restent vivants tant que nous y pensons .Une pièce de théâtre dont j'ai oublié le titre traite de ce sujet.J'avoue que c'est une idée qui me plaît et que j'aime partager malgré mes difficultés à croire . Ainsi tous les êtres que j'aimais, que j'aime toujours et qui ont disparu , continuent à vivre grâce à ma seule pensée...C'est rassurant , quelque part . Alexandre le Grand , Jules César, Cléopâtre , Louis XIV ou Marx ont bien de la chance...Ils restent bien vivants grâce à notre seule pensée !
    Cette théorie , je me plais à l'appliquer également aux objets des disparus . Nos souvenirs sont souvent liés à un ou des objets . Face à certains, je ne peux m'empêcher d'évoquer leur histoire , leur origine , leur parcours . Je me demande :
-Comment a-t-il abouti là ?
    C'est une façon de voyager . Et bien , allez-vous me dire , avec la mondialisation, le voyage est facile et fréquent . C 'est vrai , mais cela reste pour moi  toujours surprenant . Les objets actuels m'entraînent  souvent vers l'Orient , et en particulier la Chine pour ne pas la nommer . Je reste encore naïvement étonnée , face à un objet d'usage quotidien , mon ouvre-boîte par exemple , de penser aux dix mille kilomètres parcourus avant de finir dans un tiroir de ma cuisine .    Avec les objets , je voyage également dans le temps . Comment cette vieille lampe a-t-elle fini sur mon bureau ? Quelles aventures , quelles maisons a-t-elle fréquentées avant de prendre place ici ? Si elle me racontait tout ce qu'elle a vu , tout ce qu'elle a entendu , ce serait passionnant . Quels secrets de famille a-t-elle percés ? Quels déménagements a-t-elle connus ? Quelles maisons a-t-elle visitées et éclairées ? J'imagine en la regardant qu'elle me raconte , qu'elle me raconte ,et je l'entends , je l'écoute ...et j'apprends , j'apprends ...Je rêve à tout ce qu'elle pourrait me raconter .
    La montre dont je veux vous parler aujourd'hui est un de ces objets de famille dont la seule évocation ouvre pour moi des histoires anciennes , merveilleuses que j'ai entendues , brodées , imaginées ...
    Ce bijou , une montre gousset ancienne,est réputée avoir appartenu à mon arrière grand-père .Ce sont ses initiales qui y sont gravées . C'est presque un mythe familial dont mon père a hérité car il est l'aîné et porte le même prénom que son père et que son grand-père. A qui la laisserai-je ? Je ne sais pas...
    Ce n'est pas la valeur de son bijou qui importe mais , depuis mon enfance , les histoires qui y sont liées ...ou que j'ai imaginées...allez savoir.
    Cette montre suisse , je la vois partir de son pays d'origine et aboutir dans le village du nord de l'Italie où vivait mon arrière grand-père .C'est peut- être le cadeau de mariage que lui a offert mon arrière grand-mère ou ses parents.En fait , je n'en sais rien . Ils  étaient fort jeunes , indiquent les documents retrouvés . Je les imagine élégamment vêtus , elle avec un grand chapeau puisque sur les documents que j'ai retrouvés elle est désignée comme modiste . Ces documents anciens sont très précis , il  y est ainsi indiqué que mon arrière grand-père avait un tatouage sur le bras droit ! Presque déjà le passeport biométrique !
    Mes arrière grands parents ont ensuite émigré en Argentine avec une partie de leur village , rejoindre un oncle qui était boulanger à Buenos Aires où mon grand-père est né .La montre a suivi ces émigrants , toujours dans la poche de mon arrière grand-père. Elle a certainement partagé leurs années sud-américaines et le temps passé en Uruguay
    J'aime bien voir la scène de mon grand-père revenu voir son père et celui-ci lui remettre ce bijou comme un cadeau avant qu'il ne s'engage dans une vie plutôt aventureuse .
    En effet , il suivit pendant plusieurs années un cirque ...pour les yeux d'une belle écuyère , d'une jolie trapéziste ou juste pour voyager?Nul ne le sait , il n'en a jamais rien dit , surtout pas à ma grand-mère. L'histoire familiale dit qu'il restait un fils fidèle qui retournait fréquemment voir sa mère.
    Avec toujours , je l'imagine,la montre en poche qui quand je la regarde aujourd'hui semble me dire :
-Tu ne sais pas tout !
    Elle le suivit lors de son engagement dans l'armée et traversa la Méditerranée avec lui pour se retrouver en Algérie ,là où il connut ma grand-mère.Ce qui ne l'empêcha pas de repartir au Maroc et de participer à la conquête de ce pays . La montre découvrit avec lui ce pays fascinant , les paysages de désert , de plaines et de montagnes . Elle participa aux batailles que nécessita la conquête . Elle partagea ses peurs qu'il raconta plus tard à mon père , ses angoisses devant un territoire inconnu mais elle lui donna aussi son amour pour ce pays puisqu'il choisit de s'y installer . La paix revenue , la montre était toujours dans sa poche quand il s'est marié , j'essaie de m'en persuader quand je regarde la photo de mariage de mes grands-parents , les femmes et leurs grands chapeaux , les hommes fiers dans leurs uniformes militaires ou dans leurs costumes sombres des grands jours . Elle l'a accompagnée dans sa décision de quitter l'armée et de s'installer à Marrakech où il exerça plusieurs métiers . Je l'imagine accompagnant mon grand-père dans les rues de la ville où il exerça le métier de taxi pour accompagner les ...rares touristes fortunés dans l'Atlas , leur proposant des parties de pêche à la truite ou de chasse...Le trekking d'antan . Il avait pour cela une grosse voiture , une Delahaye , confortable , et toujours sa belle montre dans la poche qu'il devait consulter devant ses riches clients et clientes.La légende familiale dit qu'il fut à Marrakech le chauffeur de Churchill qui venait souvent se reposer à l'hôtel Mamounia  où sa chambre est encore présentée comme la chambre de M.Churchill.La même légende familiale dit que le premier ministre britannique lui proposa de le suivre en Grande-Bretagne et qu'il refusa . Pourquoi?Je l'ignore , mais je me dis parfois :
-S'il était parti vivre en Angleterre,où serai-je aujourd'hui?Ou plutôt,je ne serai pas .
Finalement , il a bien fait de préférer Marrakech aux frimas de Londres !
    Et sa montre , l'avait-elle sur lui , quand un jour,au marché de la ville où il était mandataire ,il se fit piquer par un pou alors qu'une épidémie de typhus ravageait la ville? L'a-t-elle accompagné durant les dix jours que dura sa maladie qui l'emporta alors qu'il n'avait que 46 ans ? Que sait-elle de ses souffrances , cette montre qui devait se trouver sur la table de nuit dans cette chambre où il émit son dernier soupir dans cette maison qui conserve tant de souvenirs. Encore un lieu qui parle...
Cette montre fut remise à mon père qui avait à peine vingt ans alors .Peu portée depuis,elle nous a cependant suivis du Maroc en France et m'a rejointe par delà l'Atlantique dans les Caraïbes . Que pourra-t-elle raconter à mes enfants dans quelques années ? Elle restera le témoin objectif , bienveillant qui ne demande qu'à raconter ses aventures à qui veut bien la regarder...
    Il en va ainsi de la plupart des objets qui nous entourent.Il nous suffit de les regarder et de les écouter nous murmurer tout ce que notre imagination veut bien entendre...
   
    Je me permettrais d'ajouter à cette petite histoire deux autres éléments .
    Tout d'abord un conseil de (re)lecture :
        Les charmes discrets de la vie conjugale de Douglas KENNEDY
    Ce livre est un vrai délice dans lequel on se retrouve de façon étonnante . L'auteur , à la première personne , y raconte la vie d'une femme de 20 à 55 ans . Les enfants et leurs problèmes , la vie et les petits sacrifices quotidiens , les déceptions et les petites joies . J'y ai retrouvé tant de "presque souvenirs" , en particulier le moment poignant de la mort de son amie d'un cancer qui m'a rappelé celle d'une amie dans des circonstances très similaires . Arriver dans la chambre et trouver son amie "partie" toute seule,parce qu'on a tardé 20 minutes de trop , constitue une image difficile que l'on garde dans un petit coin de sa mémoire . Je pense que si elle lit cela , une de mes amies reconnaîtra ce moment douloureux que nous avons alors partagé. 

    Si vous avez un peu de temps,prenez la peine de consulter un nouveau site disponible sur la République Dominicaine qui pourrait vous intéresser :
La-bodega-online

Bonne lecture et n'hésitez pas à m'écrire.A bientôt.







   
   

dimanche 9 mai 2010

Ces enfants qu'on aime trop

CES ENFANTS QU'ON AIME TROP

L'HISTOIRE DE ROSE ... et des autres



C'était il y a très longtemps . Il était une fois une jeune enfant qui répondait au doux nom de Rose . Il lui avait été donné pour la douceur et le velouté de sa peau. Elle avait les joues arrondies de l'enfance et des yeux où l'innocence se voilait parfois d'une certaine tristesse .
Rose avait tout pour être heureuse . Elle vivait dans un beau palais entouré d'un parc splendide où les parfums des fleurs le disputaient à l'harmonie de leurs couleurs . Des allées qui parcouraient ce grand parc étaient jalonnées de statues d'enfants ou de très jeunes adolescents , des fillettes , des garçons qu'on appelait , cela , Rose l'avait appris , des éphèbes . Ils étaient peu habillés et , comme cela avait surpris l'enfant , on lui avait expliqué que tous étaient des dieux et des déesses de l'Antiquité que les Anciens imaginaient beaux et vivant à peine vêtus dans un pays paradisiaque .
On ne croyait évidemment plus à tout cela et Rose , à qui on enseignait la croyance en un seul dieu et toutes les obligations qui accompagnaient la foi monothéiste , demanda pourquoi on avait installé dans le jardin toutes ces fausses divinités auxquelles il ne fallait plus croire . On lui répondit que ces représentations étaient des oeuvres d'art qui plaisaient au maître . On ne mettait pas en doute la parole du maître .
Cet immense jardin était ceint par un rempart dont l'une des murailles ouvrait sur un précipice profond qu'il était interdit d'approcher . Il y avait tellement de belles choses par ailleurs que Rose ne s'en souciait guère .
La petite fille n'avait pas toujours vécu dans ce jardin paradisiaque . Elle avait des souvenirs d'une vie dans une campagne très différente , de champs , de forêts , de bétail , avec une petite maison qui n'avait rien à voir avec son palais actuel . Il lui revenait des chants qui parlaient de bergères et de pluies , de dodo et de câlins. Ces mots étaient étrangers pour elle maintenant . Elle se souvenait surtout d'un grand bateau dans lequel elle était montée avec de très nombreuses personnes . Elle serrait contre elle une petite poupée de chiffon et donnait la main à un garçon plus âgé qu'elle . Devant eux , deux adultes leur ouvraient le chemin , un homme et une femme qui se retournaient souvent pour être sûrs de ne pas les perdre dans la foule et le dédale du bateau . La femme souriait d'un air doux et leur murmurait des encouragements . L'homme , quand il se tournait vers eux , leur disait (elle se souvenait de ces mots même si elle en avait oublié le sens) :
- On aura une vie meilleure , les enfants .
La mer , bleue , puis grise , un autre bateau , plusieurs autres bateaux , des cris , des pleurs , serrer sa poupée , très fort , ne pas la perdre , le jeune garçon qui l'accompagne qui la pousse dans un grand trou noir où elle attend , elle attend , jusqu'à ce qu'on la découvre , recroquevillée , tremblante , qui pleurait avec toujours sa poupée dans les bras .
Des bras forts qui l'extirpent , qui rient , la montrent et la voilà installée sur un autre bateau pour un nouveau voyage . Ses souvenirs sont hésitants . C'est Mimouna qui lui a raconté la suite de l'histoire . Mimouna , c'est sa dada , sa mama , son refuge , sa tendresse , c'est sa Mimouna .
-On t'a ramené ici tremblant comme un chaton mouillé. Tu n'étais pas plus lourde d'ailleurs . Tu avais déjà tes beaux cheveux bouclés , ta peau laiteuse et douce et tes grands yeux noirs . C'est pour cela que le maître t'avait achetée , assez cher , parait-il . D'autres te voulaient . Tu aurais pu plus mal tomber...peut-être . On t'a confiée à moi . Tu n'es pas la première ...et tu ne seras pas la dernière .
-Tu resteras toujours avec moi , Mimouna . C'est promis .
-Oui , tant que le maître voudra .
-Le maître est gentil . Il me donne tout ce que je veux . Je lui dirai que je te veux avec moi jusqu'à ce que je meurs .
-Ne parle pas de malheur .
Mimouna fit un signe secret de la main pour conjurer le mauvais sort . Elle croyait à la magie . Elle aimait Rose qu'elle aurait souhaité préserver , mais elle se sentait bien impuissante .
Rose avait un ami . C'était un des rares garçons à vivre dans le palais . Il lui faisait penser à ce garçon dont elle tenait la main sur le bateau , il y a longtemps .
Gabriel était plus âgé qu'elle . Grand , il restait mince , presque menu . Sa barbe ne semblait pas vouloir pousser et sa voix restait fine . Ce n'était pas comme les voix tonitruantes du maître et des hommes qui l'entouraient . Il expliqua à Rose que c'était pour cela qu'il pouvait rester à côté d'elle . Rose ne comprit pas , elle préférait la douceur et la gentillesse de Gabriel à la grossièreté et la brutalité de certains compagnons du maître .
La vie s'écoulait paisiblement et le maître avait de très nombreuses attentions pour Rose . Il venait la voir fréquemment , la faisait tournoyer devant lui :
-Tu deviens grande et belle .
-Elle est encore enfant , répondait Mimouna .
-Préviens-moi quand elle sera vraiment grande . Que désires-tu , ma Rose ?
Rose qui gardait toujours sa vieille poupée de chiffons était également une enfant qui avait des envies de fillette. À sa demande , il lui offrit un couple d'oiseaux bleus et jaunes dont les mélodies ravissaient Rose qui invitait Gabriel et Mimouna à se joindre à elle pour le concert qu'ils donnaient tous les soirs quand le soleil disparaissait derrière l'horizon , comme s'ils le saluaient .
Il la couvrit de robes de princesse , de bijoux bien trop lourds et imposants pour elle .
-Tu les porteras un jour pour moi , lui disait-il .
Des professeurs lui apprenaient à chanter , à danser , à lire .
-Il faut que tu te prépares pour notre maître . Il aime les filles intelligentes qui savent le distraire .
Mimouna hochait la tête et faisait des reproches étranges à Rose :
-Tu apprends trop vite et trop bien .
-Mimouna , c'est pour faire plaisir au Maître . Il est si gentil .
Un jour , le maître envoya toute une panoplie de robes et de voiles , il demanda à ce qu'on sorte les bijoux qu'il avait offerts à Rose . Aidée par deux autres femmes , Mimouna habilla la fillette , la para de ses plus beaux bijoux , mêla des perles à ses boucles brunes , rougit sa bouche , rosit ses joues et noircit ses paupières . Elle pleurait . Quand l'enfant fut prête , elle la confia aux deux femmes et l'embrassa en lui murmurant :
-Pauvre Rose , à peine éclose . Sois courageuse .
Rose revint le lendemain . Les perles s'étaient échappées de sa chevelure , les robes de voile étaient déchirées , le rouge et le noir avaient coulé sur son visage d'enfant en se mélangeant aux larmes . Elle ne dit rien , se laissa baigner par les mains douces de Mimouna qui la lava en lui murmurant :
-ça va aller , ma Rose . Pleure , si tu veux , le plus dur est fait .Je n'ai pas pu te protéger . Je sais ce que c'est .
Rose serra un peu plus fort encore sa poupée et appela Gabriel qui l'accompagna pour une longue promenade . Quand elle revint au palais , elle voulut se reposer en écoutant le chant de ses oiseaux mais n'en eut pas la possibilité car le maître la demandait .
Elle supporta une nouvelle fois sans mot dire la longue préparation et suivit les femmes sans un regard pour Mimouna .
Les jours se suivaient . Les promenades en compagnie de Gabriel se faisaient de plus en plus longues et leurs pas les dirigeaient de plus en plus près de la muraille au ravin . Le maître la couvrait de cadeaux et la demandait presque tous les soirs .
Un après-midi , Rose partit avec la cage des oiseaux . Arrivée près de la muraille , elle ouvrit la cage et les regarda s'envoler .
-Profitez de votre liberté .
Elle avait les larmes aux yeux .
Les mois passèrent . Un matin , deux hommes appelèrent Mimouna qui revint avec une fillette aux cheveux d'or qui paraissait terrorisée .
-Qui est-ce ?
-Le maître l'appelle Blanche . Je dois m'en occuper , comme pour toi .
Elle l'installa dans une chambre contigüe à celle de Rose que le maître continuait à appeler tous les soirs . Face à la douce affection de Mimouna , de Rose et de Gabriel , Blanche se détendit . Bientôt , on les entendit rire , courir . Rose l'entraînait dans ses promenades .
Un jour , un coursier apporta une cage avec deux magnifiques oiseaux au plumage vert et rouge . Blanche applaudit en sautillant joyeusement .
-Je les avais demandés au maître . Ils sont beaux .
Rose regarda Mimouna et Gabriel qui baissèrent les yeux .
-Non , pas elle aussi .
L'après-midi , elle proposa à Blanche une promenade dans le parc . Sans mot dire , Mimouna et Gabriel les accompagnèrent .
Blanche riait , gambadait , humait une fleur , donnait la main à l'un ou à l'autre.
-Où va-t-on ?
-Près de la muraille au ravin .
-Je croyais que le maître l'interdisait .
-On veut lui faire une surprise . Il y a là de magnifiques fleurs et de très beaux oiseaux .
Ils arrivèrent face au rempart et le gravirent sans difficulté car il y avait un escalier qui accédait au chemin de ronde .
-N'aie pas peur , donne-nous la main .
Ils se postèrent sur la muraille . En bas , coulait une rivière entourée de lauriers-roses en fleurs . Au loin , la silhouette d'une montagne au sommet enneigé donnait au paysage une majesté que couronnait un flamboyant arc en ciel .
-Sais-tu , Blanche , qu'au pied de l'arc en ciel , il y a un fabuleux trésor .
-On va le chercher .
-Oui , Blanche , on va y aller tous ensemble . Donnons-nous la main . Ferme les yeux . Respire fort , pense à quelque chose d'agréable . On y va .
Un pas en avant et la fillette suivit en toute confiance ses trois amis .
-La fin de l'enfer et la Liberté , furent les dernières paroles hurlées comme un défi par Rose .
Depuis ce jour , on voit au dessus de la vallée tournoyer quatre oiseaux qui virevoltent , descendent jusqu'à la rivière , cueillent une fleur , semblent poursuivre l'arc en ciel . Mais jamais ils ne franchissent la muraille et n'entrent dans la parc , toujours aussi fleuri de Roses.

Cette histoire s'est déroulée il y a très, très longtemps . Il n'y a plus de maîtres, de parcs et de murailles , évidemment ,de nos jours . .
Il n'y a plus que des riches , des euros et des dollars et des pauvres qui parfois croient gagner au loto ...
Merci de ne pas citer Voltaire ou Louis XV qui aimaient les très jeunes filles . J'affirme qu'il y a des ASSASSINS D'ENFANCE (non,ce n'est pas une faute de frappe,des assassins d'ENFANCE) intelligents et que rien n'excuse l'indifférence , l'irresponsabilité et la bêtise des autres .
J'aimerais cependant dire à ces messieurs si gentils avec les enfants qu'un jour , peut-être , Rose ,ce sera leur fille ou leur petite-fille ...

Toute ressemblance avec des situations et des faits existant ne serait que pur hasard et fortuite .





mardi 13 avril 2010

ELLE ET MOI

ELLE


Voilà, je me retrouve tout seul. C'est fini, elle est partie pour toujours. Que de souvenirs remontent à la surface. Ils ressurgissent sans s'annoncer, au coin d'une rue où nous avions l'habitude de flâner, près d'un jardin où nous paressions si souvent, prenant le soleil quand il y en avait ou courant sous la pluie pour trouver un abri.

Je l'ai connue très jeune, presque une enfant. Avec ses yeux verts ourlés de noir naturellement qui mettaient en valeur le roux qui encadrait son visage, j'ai craqué. Je me suis toujours demandé qui avait choisi l'autre, et je crois que c'est elle. Dans mon orgueil d'homme, je ne me résolvais pas à accepter cela, mais, au fond, une petite voix me disait :
-Bien sûr que c'est elle qui a décidé.
Sans doute, et tant mieux !
Nous avons partagé quinze ans de vrai bonheur. Certes, comme dans tous les couples, il y eut des moments meilleurs que d'autres.
Je n'aimais pas sortir quand il faisait froid, qu'il y avait du vent ou de la pluie. Elle m'entraînait. Elle m'a fait découvrir le bonheur des promenades dans un paysage enneigé, quand tous les bruits sont ouatés et vous parviennent si assourdis qu'on a peur de les abîmer.
-Allez,paresseux,on y va. Cela fait partie des plaisirs de la vie. C'est la nature.
Maugréant, je m'enveloppais dans une doudoune, serrais une écharpe autour de mon cou, enfilais des bottes et des gants, me coiffais d'un bonnet de laine et on y allait. Je n'ai jamais regretté ces balades, j'en revenais détendu, reposé presque. J'ai la même impression quand je cours actuellement. Bien souvent, je n'ai pas tellement envie d'y aller, il fait chaud, je me sens fatigué. Mais quand je pense au bonheur d'après la course, à cette satisfaction et ce bien-être, je me force et je ne le regrette jamais. Une question d'hormones, affirment les spécialistes. Je n'ai pas de connaissances scientifiques sur cette question. Je constate simplement: c'est magique, efficace pour la déprime, les idées noires et même la migraine...et je sais de quoi je parle!
Je pense que je n'aurais jamais eu ce contact avec la nature si elle n'avait pas été là. C'était une écologiste qui s'ignorait. Moi, la citadine qui, enfant, avait horreur de la campagne sous toutes ses formes, qui n'imaginait pas la vie hors de la ville, j'ai découvert la forêt, les champs, le plaisir de marcher dans la boue (comme Michel Delpech le chante si bien...ce qui me faisait rire avant), le chant des oiseaux qui, je l'ai remarqué, s'est plus rare avec le temps. Les gens qui se promènent paraissent plus abordables, plus chaleureux, plus détendus. Il est rare qu'ils ne se saluent pas. Ils finissent par se reconnaitre et échangent quelques mots, banaux mais plaisants, juste pour se sourire de partager le même endroit au même moment.
J'avais parfois des occupations qui empêchaient ces promenades. Elle boudait ou partait seule, sans jamais me dire où ses pas l'avaient guidée, si elle avait rencontré des connaissances, si elle avait découvert des lieux intéressants. Parfois, on me disait quelques jours plus tard:
-On l'a rencontrée, elle se promenait seule. Vous n'étiez pas malade?
Non, je n'étais pas malade mais occupé et cela ne l'a pas empêchée de sortir sans moi! Je ne lui en tenais pas rigueur longtemps et le lendemain, nous nous promenions à nouveau ensemble. J'évitais de plus en plus de refuser ces sorties. Je n'aimais pas la savoir seule sans moi sur les grands chemins et j'appréciais autant qu'elle ces balades. Après tout, elle avait raison, mon travail pouvait bien attendre et se ferait un peu plus tard. Les élèves ne se désespéreraient pas de ne pas avoir leur note! La vie est moins patiente et file sans attendre.
Nous avons eu quelques autres désaccords,par exemple, les vacances. J'ai toujours aimé (et j'aime toujours) le dépaysement, les pays plus ou moins lointains (cela dépend de mes finances!), les départs en avion, en bref le vrai changement. Elle était beaucoup plus casanière. J'ai même l'impression qu'elle préférait rester à la maison. Elle n'aimait pas la préparation des valises, l'énervement et l'agitation qui précèdent les voyages. Elle préférait les trajets en voiture, les vacances à la campagne pour la tranquillité, à la montagne pour les randonnées, au bord de la mer pour pouvoir se baigner ou en famille. Ça, elle adorait, elle avait un esprit de famille très développé,beaucoup plus que moi. Comme je ne voulais pas me priver de mes vacances ni les lui imposer, nous sommes parvenus à un consensus. Je partais, pas très longtemps, jamais plus de quinze jours. Elle restait à la maison ou allait en province dans la famille. Ensuite, nous prenions des vacances ensemble, en province ou, parfois, simplement à la maison. Nous avions ainsi du temps l'un pour l'autre. Ce ne fut jamais du temps perdu mais du temps paisible, d'amour et d'affection, un temps dont je me souviens douloureusement, tout en me disant:
-Nous étions heureux.
Nous avons eu également des aventures, chacun de notre côté. Je me rappelle d'un voisin noir, très bien éduqué, qui lui plaisait beaucoup. Je l'espionnais pour qu'ils ne se rencontrent pas. Puis ce fut le tour d'un espèce de voyou venu d'on ne sait où qui me déplaisait farouchement. J'organisais à cette époque, volontairement, un séjour en province dans ma famille pour les séparer. Il n'en fut plus question à notre retour, preuve en est qu'il n'en valait pas le coup. Sans doute est-il allé courir la gueuse dans un autre quartier. Et fort, heureusement,car je crois que je me serais fâché.
Je reconnais que je n'ai pas toujours été très sage, mais plus discrètement, me semble-t-il. Je l'ai surtout trompée avec les yeux, regardant parfois de ci de là avec envie. Une fois, elle n'était pas venue lors d'un court séjour chez des amis,là je reconnais, j'ai été un peu plus loin. Mais je ne lui ai jamais dit. L'a-t-elle su? Qui a pu lui parler de cette grande ballade dans les champs de blé ce jour de printemps et qui m'a laissé enivré sans avoir bu, je vous l'assure? Personne ne pouvait le lui dire. Pourtant, à mon retour, elle m'a regardé bizarrement, a détourné son regard et m'a fait la tête deux jours durant. J'avais beau lui dire qu'il ne s'était rien passé, rien n'y faisait. Je lui ai même menti en lui affirmant:
-Tu sais bien que c'était une obligation sociale, presque professionnelle, ce séjour. Je ne pouvais pas y échapper.
La situation s'est ensuite normalisée. A partir de là, je me suis montré très prudent lors de mes sorties en célibataire. Se pouvait-il qu'elle ait un sixième sens, un espèce de flair qui lui faisait deviner ce genre d'aventures?
On a eu des moments difficiles que l'on a partagé à deux. Le chagrin de la perte de ma mère qu'elle affectionnait particulièrement. Elle adorait aller en vacances chez elle, même sans moi. Je n'avais pas l'air de lui manquer quand elle y était. Sa mort brutale nous a laissés désemparés. Elle m'a aidé à surmonter mon chagrin, m'écoutant pleurer, parler, m'offrant écoute, amour et affection.
Nous avons fait face à la violence ensemble. Je l'ai connue alors que j'entamais une séparation difficile. Elle m'a toujours soutenu sans faille et aurait été prête à me défendre si la nécessité s'en faisait sentir. Elle n'a jamais cherché à juger, à prendre parti, seulement à aimer et à être là.
La maladie a aussi été une épreuve particulièrement dure à vivre. Mon état était tel qu'il n'était plus question de sorties ni de petits plaisirs. La fatigue me rendait irritable, nerveux. Je ne supportais plus rien ni personne et, inconsciemment, j'en voulais aux gens pleins d'énergie et de vitalité alors que j'étais moi-même épuisé. On est égoïste quand on est malade. Jamais un reproche, une remontrance, mais des heures passées à mes côtés, à s'inquiéter de mon état, à m'écouter pleurer, à me regarder dormir sans faire de bruit pour ne pas me déranger. Aurais-je surmonté cette épreuve sans cet amour sans faille qui ne demandait rien en retour, sinon un peu de douceur, de temps en temps?
Puis les choses se sont arrangées. Mon état de santé s'est amélioré, j'ai appris à vivre avec la maladie, à ne plus faire certaines choses, à profiter du temps sans trop s'interroger. Quelques années, trop courtes, de répit dont je me souviens avec bonheur.
La maladie est revenue, pour elle. Médecins, visites, soins sans trop d'optimisme médical. Une rémission bienvenue dont nous avons profité. Je connaissais la fin, je savais comment elle s'annoncerait. Un matin, j'ai compris que l'heure était venue. Je ne pouvais plus la laisser souffrir. Je l'ai accompagnée jusqu'au bout. Je suis restée avec elle, je l'ai caressée, je lui ai parlé et j'ai vu ses yeux se fermer doucement. C'était fini. Je n'avais plus que quelques photos, des souvenirs et,dans ma main,le collier de cuir rouge que le vétérinaire m'avait remis.
Je l'ai gardé dans mon sac pendant plusieurs mois. J'ai toujours l'image de ma chienne qui s'endort en me regardant interrogative:
-Que m'arrive-t-il?
J'ai toujours les paroles de ce vétérinaire qui m'a laissée avec elle « quelque temps pour nous » avant de lui faire la piqure, ce vétérinaire bien plus humain que de nombreux médecins que j'ai expérimentés.
Je ne veux pas entendre dire ou penser:
-Tout ça pour un chien!
Et oui! Et je me fiche complètement des réflexions outragées de certains bien-pensants.
Vous,les donneurs de leçons d'humanité que j'ai rencontrés dans ma vie qui a toujours été accompagnée de chiens et de chats,vous préoccupez-vous de vos voisins solitaires? Donnez-vous pour les enfants pauvres? Rendez-vous visite aux gens hospitalisés? Visitez-vous les hospices de personnes âgées?
J'essaie de me préoccuper des hommes à ma petite échelle, d'aider comme je le peux, certainement mal, mais suivant mes moyens. Je ne pense pas qu'aimer et se préoccuper des animaux empêchent de s'intéresser aux humains. Le contraire me paraît plus probable. Par pitié, qu'on ne vienne pas me citer les assassins de l'histoire qui aimaient leurs animaux, l'empereur fou Caligula qui avait promu son cheval au rang de consul, Alexandre le Grand qui a passé des centaines de gens au fil de l'épée et qui a pleuré son cheval Bucéphale au point de nommer une ville de son nom, sans parler d'Hitler, si attaché à son chien, qu'il préféra le supprimer avant de se suicider...
Je préfère écouter Jean Ferrat chanter « Oural,Ouralou »,un poignant hommage à son chien qu'il espère, tout comme moi, retrouver au paradis des chiens...

samedi 27 mars 2010

LE CHAT

Tous mes amis le savent , j'adore les animaux . C'est une véritable passion . Ils sont tellement meilleurs que les humains . Aucune déception à craindre . Gentils , sincères , fidèles , affectueux , fiables , sensibles et beaucoup plus intelligents que beaucoup le croient , ils nous donnent de vraies leçons de vie . Cette histoire leur rend hommage ...avec un petit clin d'oeil...gentil.

                            LE CHAT


    C'était un gros matou que l'on appelle maintenant "chat européen" , et que l'on nommait plus justement autrefois "chat de gouttière" , mais on parle "politiquement correct" aujourd'hui , sans doute pour ne pas les vexer ! Bien qu'une gouttière soit bien utile ...
    Des origines , il en avait de nombreuses ! De sa mère , chatte parisienne du Père Lachaise , il prétendait descendre des chats révolutionnaires ! De par son père...bien incertain , il se disait originaire des quartiers huppés , selon les jours du XVIème arrondissement , de l'Île de la Cité ou de Neuilly . Il expliquait ainsi son long pelage qui le faisait parfois ressembler à un beau persan .
    Son enfance n'avait pas été des plus faciles . Né dans la rue ( son côté populaire maternel) , il avait été un chaton promis à un difficile destin avant que la concierge d'un immeuble , se promenant au cimetière bien connu du Père Lachaise , un dimanche de printemps , ne soit attendri par son oeil câlin...déjà , et ne le ramène dans sa loge . Il y passa quelques semaines mais  très tôt décida de prendre sa vie en main . La concierge était bien gentille mais elle n'était pas toujours drôle , trouvait-il . Elle passait sa journée devant les feuilletons télévisés , quand elle ne surveillait pas les allées et venues des occupants de l'immeuble dont elle connaissait tout , ou presque .
- Tiens,elle a encore changé de copain .
- Oh , elle a une nouvelle coupe de cheveux . Je préférais l'ancienne . Et cette couleur ! Quelle horreur!
- Ils ont encore acheté une voiture neuve ! Je me demande d'où ils sortent l'argent !
     Ces cancans l'ennuyaient vraiment , il pensait mériter mieux , mais ces réflexions , qu'il jugeait d'un air méprisant , lui permirent de connaître bien mieux qu'ils ne le supposaient , tous les habitants de cet immeuble cossu . On ne s'imagine pas tout ce que les gardiens d'immeuble savent , des grands comme des petits secrets , et pas toujours des plus avouables ! Les gardiens d'immeuble devraient être des assistants pour la police . D'ailleurs , il se disait que , peut-être bien , certains l'étaient . Pas sa concierge , non , il ne le pensait pas , mais elle avait certains collègues qui lui semblaient avoir le profil de parfaits indicateurs .
    Donc , notre matou en était là de ses réflexions . Il y avait plus de quatre mois qu'il résidait dans l'immeuble quand la concierge lui parla de son départ en vacances . Elle était bien ennuyée car elle partait pour un mois dans son pays natal et ne pouvait l'emmener : elle devait effectuer un long trajet en car et , lui expliquait - elle , rejoignait sa famille qui vivait dans une ferme , en pleine campagne où il aurait certainement du mal à s'habituer .
    En effet , il n'avait aucune envie de vivre dans une ferme , avec de la boue , d'autres animaux ( et lesquels ! des chiens agressifs , des poules caquetantes , des coqs idiots et peut - être même des cochons , voire des vaches  ou , pis encore , des taureaux ) . Non , il n'en était pas question . Il était un chat des villes , et mieux encore , un chat parisien . 
-A qui vais - je bien pouvoir te confier ? ,s'interrogeait la concierge en le regardant affectueusement , car elle l'aimait bien , son chat .
    Il avait sa petite idée ! Il commençait à connaître les habitants de l'immeuble et avait arrêté son choix sur deux possibilités .
    Une famille du troisième étage avec une petite fille de 7 ou 8 ans lui plaisait bien , enfin surtout la petite fille . Elle ne ratait jamais une occasion de s'arrêter à la loge pour le caresser et lui dire quelques mots doux qu'il recevait avec un plaisir évident , les considérant d'ailleurs comme tout à fait justifiés ! On ne se refait pas . Ce qui le gênait , c'était plutôt les parents , un père toujours pressé , courant du matin au soir . C'était presque fatigant de le voir grimper les escaliers quatre à quatre en négligeant souvent l'ascenseur qu'il jugeait trop lent . La mère , avec ses cheveux blonds coupés au carré , ses vêtements toujours impeccables , son maquillage parfait , le refroidissait . Certes , cela aurait été une réussite sociale de vivre dans cette famille qui avait , argument non négligeable , un grand appartement , particulièrement bien orienté , avec un superbe balcon ensoleillé une grande partie de la journée où il devait être agréable de faire de longues siestes tout en regardant le remue-ménage de la rue .
    Son deuxième choix se portait sur une jeune femme qui occupait un petit appartement au quatrième étage . Il le connaissait , cet appartement , car la concierge y faisait le ménage une fois par semaine et il l'avait suivie une fois . Alors qu'elle voulait le redescendre à la loge , la jeune femme l'en avait dissuadée .
-J'adore les animaux et il est tellement beau , tout doux et très câlin , semble -t- il .
Bien sûr que je suis très beau , pensa -t- il , et très câlin ...avec qui je veux . Il se mit aussitôt à ronronner et à la regarder avec un regard débordant d'affection . Il savait y faire ! Ainsi prit - il l'habitude d'accompagner la concierge chaque semaine . La jeune femme  était parfois présente , mais pas toujours . Un jour , il la trouva en compagnie d'un homme qui lui déplut fortement , et davantage encore  quand il regarda le chat en s'exclamant :
-Quel est cet animal ?
Lui , un animal ! C'était bien la première fois qu'on le désignait ainsi . Et le regard doux qu'il savait fort bien utiliser ne semblait faire aucun effet sur l'homme .
-Mais c'est un chat de gouttière , continua -t- il .
-Il est adorable , rétorqua la jeune femme en caressant son pelage pendant qu'il se frottait à elle .
-Si tu veux un animal , nous irons en acheter un de race , un siamois ou un persan ou autre , avec une vraie allure de chat , non pas ce chat bâtard .
-Retiens - toi , pensait notre chat en le regardant méchamment , Ne lui saute pas dessus . Conduis - toi en chat civilisé .
-Si je devais choisir un chat , ce serait lui et pas un autre . Je ne veux pas un objet  de prix , je veux un chat affectueux , câlin , qui m'a choisi autant que je l'ai choisi .
-Et toc . Bien fait , tu vas comprendre . Tu es jaloux parce qu'elle me défend , ruminait le chat , accompagnant sa pensée d'un feulement que la jeune femme prit comme une marque d'amour et l'homme comme un signe d'agressivité contre lui . Les deux avaient raison . C'était ce qu'on pourrait nommer une réponse différenciée et personnalisée . Décidé à ne pas céder du terrain , le chat s'installa comme à son habitude sur le fauteuil en rotin où il avait élu domicile pendant que la concierge faisait le ménage .
-Viens , sortons , dit l'homme .
-Au revoir , mon beau matou , murmura la jeune femme en le caressant .
-Un à zéro , pensa le chat en s'étirant tout en profitant d'un rayon de soleil .
    Donc , en ce début d'été , tel était son dilemme : la petite fille ou la jeune femme . Il réfléchissait derrière la vitre de la loge quand l'ascenseur s'ouvrit sur les parents de la petite fille qui paraissaient très en colère . Se croyant seuls , lis se disputaient .
-Si tu crois que je vais supporter cette situation encore longtemps , tu te trompes , disait la mère qui paraissait très fâchée à en croire sa mise beaucoup moins parfaite que d'ordinaire . Son brushing avait perdu de sa superbe ,elle avait les yeux rouges et son maquillage , d'ordinaire si élaboré , avait coulé .
Le père n'était pas rasé et paraissait (presque ) débraillé .
-Si tu t'étais décidée à travailler au lieu de passer ton temps à ne rien faire ! Il va falloir que tu te débrouilles maintenant .
-Ne crois pas t'en tirer si facilement , j'ai des moyens de te faire céder . Tiens , Caroline ( c'était la petite fille) , par exemple ...
    Le chat n'entendit pas la suite de la conversation car ils franchirent la porte de l'immeuble en continuant à se disputer .
    Hum , décision prise pour notre chat .
-Dommage pour la petite fille , mais moi , je veux une vie tranquille . Je vais m'installer au quatrième , chez la jeune femme .
    Le vendredi suivant , il accompagna comme d'habitude la concierge pour ses heures de ménage chez la jeune femme qui était seule .
-Heureusement , pensa -t- il .
-Vous partez en vacances cet été ? demanda la concierge .
-Non , je reste à Paris . Mon cabinet reste ouvert .
    Elle était orthophoniste , lui avait dit la concierge en lui expliquant qu'elle soignait les gens pour qu'ils parlent et écrivent bien . Drôle de métier , avait - il pensé . Enfin , il faut de tout pour faire un monde . Et parfois , les humains étaient bizarres . Lui ne connaissait pas de chat qui ne sache pas miauler . Quoique  si , il avait une cousine toute blanche , il s'en souvenait , qui était sourde et qui ne miaulait presque pas . Mais  elle était si mignonne .  Toute la compagnie des chats l'acceptait comme ça . Après tout , on est tous différents !
    Toujours est - il qu'il avait décidé que ce jour - là , devait se prendre la décision de changer de maison .
-Que faites - vous de votre beau matou ?
-Je ne sais pas . Je pensais le laisser à ma cousine .
-Première nouvelle , se dit le chat . Pas question , cette grosse matrone qui avait de la moustache et qui voulait toujours lui donner les restes à manger . Allez , un petit coup d'oeil langoureux vers ma future patronne . Et hop , aussitôt dit , aussitôt fait . Sûr , elle va craquer .
-Mais , elle ne peut pas . Elle garde sa petite-fille qui est allergique aux chats.
-Moi , c'est à elle que je suis allergique , à elle , à sa moustache et à ses restes .
-Je vais peut - être le mettre en pension chez le vétérinaire .
-Quoi ? Dans une cage , avec d'autres animaux . Et pourquoi pas à la SPA , tant qu'elle y est .Vite , un deuxième regard du chat perdu et plein d'amour . Et ça marche .
-Vous ne voulez pas me le laisser ? Je m'en occuperai bien . Il est déjà un peu habitué à moi et à la maison .
-Mieux qu'habitué . C'est moi qui ai choisi .
-C'est très gentil . Mais votre ami n'a pas l'air de beaucoup apprécier les chats .
-Je suis chez moi . Il n'a rien à dire .
-Bien pensé . On va bien s'entendre , elle et moi . Lui , on verra le moment venu .
    Ainsi fut fait . La concierge prépara ses vacances soulagée . La jeune femme refusa qu'elle fournisse la nourriture avant de partir et lui acheta un petit panier de mousse où il s'installa pour lui faire plaisir car il préférait nettement son fauteuil d'où il avait vue sur tout l'appartement .
    Avec l'homme , cela se passa très froidement . Il n'était pas content de la présence du chat , mais elle ne lui laissa pas le choix . Il avait particulièrement horreur de le trouver dans le lit de la jeune femme qui était installé en haut d'une mezzanine .
-Laisse donc ce chat en bas , dans sa caisse (sa caisse , son doux panier ! Non , vraiment , ils ne s'aimaient pas !) ou , à la rigueur , puisque tu le tolères , sur le fauteuil .
-Il est simplement affectueux , il est un peu perdu sans sa maîtresse .
-J'en doute , ce chat est beaucoup plus malin que tu ne le crois . Il a tout manigancé pour s'installer ici .
-Tu racontes n'importe quoi . C'est un gentil matou , sans arrière - pensée . Les animaux sont sincères .
    Il est sincère , notre chat , mais il n'aime pas cet homme .
    Un soir , l'homme arriva de méchante humeur . Il répondit brutalement à la jeune femme sous le regard attentif du chat . Celle-ci se mit à pleurer doucement . Il n'aimait pas du tout ça , notre chat . L'homme se fâcha encore plus fort et partit en claquant la porte . Elle pleura encore , dans le pelage du chat qui se retrouva trempé par ses larmes . Oh , que c'était doux ..et triste . Finalement , ils passèrent tous les deux , une soirée , certes mélancolique , mais tranquille . Elle alla se coucher et , après quelques pages de lecture , éteignit la lumière et s'endormit . Elle avait dû prendre quelques somnifères , encore à cause de lui .
    Le chat resta éveillé et entendit l'homme rentrer . Il sentait l'alcool et ne trouvait pas l'interrupteur . De toutes les façons , il avait débranché la lampe . Il l'entendit grommeler et souplement gravit les barreaux de l'échelle de la mezzanine , s'arrêtant sur l'avant-dernier barreau supérieur . Il regarda en bas , sur le carrelage d'où il avait retiré le tapis . C'était suffisamment haut . A tâtons , tout en jurant , l'homme trouva l'échelle , commença à gravir lourdement les barreaux et , arrivé presque en haut , rata la marche sur laquelle une boule douce et chaude s'était installée , perdit l'équilibre et tomba lourdement sur le sol , la tête la première , avec un bruit sourd . Le chat sauta souplement par terre , s'installa dans son fauteuil et s'endormit du sommeil du juste .
Que de jours heureux se déroulaient devant lui et elle .....

vendredi 5 mars 2010

LE VOYAGE (après le Rêve) ou le Droit à l'Imaginaire

   LE VOYAGE

    Le rêve est un voyage intérieur,vers le passé ou vers l'avenir. Il peut être un cauchemar , un désir, une échappatoire . Il n'est jamais anodin , il peuple nos nuits , on l'oublie souvent . Il paraît que c'est une des périodes de nos plus intenses activités cérébrales .
    La décision du voyage est prise . Elle sait ce qu'elle ne veut pas , et plus obscurément ce qu'elle désire réellement .
    Elle décide d'en parler à ses deux amies qui ont , depuis de longues années , partagé avec elle les bons et les mauvais moments , les fous-rires , les sorties , les petits secrets , mais aussi les passes difficiles , la mort de son père , ses  chagrins d'amour . Tout compte fait , de ceux-là , il n' y en eut guère , deux ou trois relations un peu plus tendres , mais sur lesquelles elle ne s'est jamais fait trop d'illusions . Avec cette impression de ne pas être prête à engager une liaison durable . A son âge , trente ans ...largement dépassé , sa mère commençait à s'inquiéter et à désespérer de ne jamais pouvoir jouer le rôle de grand - mère ! Elle lui avait même avoué un jour :
-Après tout , tu peux avoir un enfant toute seule , enfin presque , je veux dire , tu n'es pas obligée de vivre avec ..ton compagnon . Cela se voit de plus en plus .
    Elle en avait souri , il fallait que sa mère soit vraiment préoccupée pour tenir de tels propos . Elle avait peur de la solitude pour sa fille , mais elle ne réussit pas pour autant à convaincre sa fille .
    Après avoir annoncé à sa mère sa décision de faire Le Voyage , elle en fit part à Sonia et Caroline , lors d'un dîner qu'elles partageaient au Chinois .
- Sais-tu où tu vas ? C'est un peu hasardeux .
    Elle leur avait montré la photographie du catalogue de tourisme et le vieux carnet de dessins donné par sa mère . Elle leur en avait expliqué l'origine .
-Ne crois - tu pas que tu fantasmes sur un arrière grand-père inconnu ? Tu te laisses déborder par ton imagination .
-Oui , renchérit Caroline , c'est peut-être tout simplement un monsieur qui a abandonné sa famille qui l'embarrassait et qui est parti sous d'autres cieux pour être tranquille .
-Il venait d'autres cieux et c'est ce que je veux connaître . Cela s'appelle ses racines .
-Mais tu n'en as jamais rien su . Tu n'es même pas certaine de ses origines . Il n'a fait peut - être que passer dans ce village ...éventuellement y laisser quelques enfants ..et repartir .
-Mais tu as vu la jeune femme qui est représentée dans le carnet . Vous ne pouvez nier une certaine ressemblance  avec moi  , voire une ressemblance certaine . J'ai l'impression de me voir ...il y a une dizaine d'années dans le passé .
-Tu vas bientôt nous donner une grande leçon sur la réincarnation !
-Sérieusement , ajouta Sonia , je n'appelle pas cela la recherche de tes racines , juste une curiosité , certes légitime , que je nommerais curiosité généalogique . Moi , quand je retourne dans le "bled" avec mes parents , je peux parler de racines . C'est mon éducation familiale qui revient . Mais je peux aussi t'assurer que les contradictions de ces principes familiaux avec mon mode de vie actuel , ici , dans ce qui est pour moi , mon chez-moi , j'oserais dire mon pays , ne sont pas toujours faciles à vivre . J'ai choisi de vivre ma propre vie , suivant des critères nouveaux pour ma famille , tout en respectant les traditions de mes parents . C'est différent et parfois un peu compliqué .  Je comprends cependant fort bien ta démarche , mais c'est un peu différent .
-En fait , j'aimerais avoir une explication  rationnelle de ce rêve ,si tant est qu'un rêve est rationnel . .
-Je peux t'aider dans ta recherche . Tu te doutes , je pense , des difficultés , non pas tant pour retrouver ce village , mais pour communiquer avec les habitants . Peu d'entre eux doivent comprendre et parler le français . Certains même n'emploient que le berbère entre eux . Le Maroc est le pays d'origine de ma famille . J'y ai encore beaucoup de parents , des oncles , des tantes , des cousins . Ils pourront t'aider , t'accompagner . Je te propose même de t'accompagner , mais sans m'imposer . Réfléchis , peut-être préfères - tu faire ce voyage seule . C'est simplement mon aide que je t'offre . Je parle assez bien l'arabe et j'ai quelques rudiments de berbère pour avoir entendu mes parents le parler entre eux .
-Merci . Je vais y penser . J'apprécie la générosité de ta proposition que je sais sincère . Laisse - moi envisager le voyage sous un angle nouveau . Je n'étais pas très fixée quant à son organisation , ni même , je crois , son but réel .
    Caroline s'assura désolée de ne pouvoir se joindre à elles si elles partaient toutes les deux , mais l'achat récent d'un petit studio grevait largement son budget et ne lui permettait pas pour l'instant d'envisager un voyage .
-Je serai avec vous de tout coeur et vous me raconterez au retour ...pour satisfaire ma curiosité , ajouta-t-elle en riant .
    Elles terminèrent le repas en parlant de choses et d'autres , de leur travail , des nouveaux dirigeants de l'entreprise qui ne leur plaisaient qu'à moitié , du dernier film de Georges Clooney qu'elles projetaient d'aller voir le week-end prochain , du shopping dans une nouvelle galerie marchande qu'elles se promettaient d'entreprendre , des extraordinaires crèmes amincissantes  et sérums anti-rides dont tous les magazines parlaient , bref de la vie ordinaire quotidienne qui était la leur et qui est aussi la nôtre . On dit de ces conversations qu'on y parle de tout et de rien . Ce sont ce tout et ce rien qui constituent notre vie réelle , beaucoup plus que les grands discours des politiques ou les réflexions complexes des philosophes à la mode qui prétendent parler de et pour nous !
    Après avoir réfléchi , elle décida de faire le voyage avec Sonia . Son amie , non seulement serait une aide précieuse grâce à sa connaissance des lieux , mais également l'accompagnerait dans une démarche qui n'était pas très claire . C'était son amie et sa présence la rassurait et surtout rassura sa mère quand elle lui fit part de sa décision .
     Elle était bien consciente qu'à notre époque , c'était un "petit voyage" qui n'avait rien à voir avec les périples que certains entreprenaient . C'était une destination touristique courante et , pour preuve , ce fut la multitude de propositions de voyage que lui offrit l'agence voisine de son domicile . Elle déçut l'employée quand elle lui déclara qu'elle recherchait simplement deux billets d'avion .
-Êtes- vous sûre ? Nous avons des promotions très intéressantes sur des séjours .
-Certaine . Je ne prends que les billets d'avion .
    Elle lui indiqua les dates de congé qui lui avaient été accordées par leur entreprise , une quinzaine de jours et trouva deux vols aller-retour pour Casablanca . Sonia lui avait indiqué cette ville car un de ses oncles , chauffeur de taxi , pouvait les recevoir . Devant la gêne qu'elle manifesta face à cette offre , Sonia lui répondit en souriant que l'hospitalité au Maroc n'était pas un vain mot . Si même elles le désiraient ,elles pourraient rester tout leur séjour dans sa famille .
    Elle prépara une valise de vêtements légers ( on était au mois de mai qui peut être chaud en Afrique du Nord ) mais elle y ajouta des jeans , des chaussures de marche , quelques sweats et un pull en mohair dont la douceur lui rappelait le pelage de Gaston, Gaston qui fut déposé chez sa mère la veille du départ . Elle le laissa avec de nombreux conseils , ses croquettes préférées et le quitta avec presque un sentiment de culpabilité alors que le matou était tranquillement installé sur le canapé où il ronronnait déjà !
    Leur avion décolla d'Orly-ouest à 11 heures du matin , presque à l'heure . Elles arrivèrent à l'aéroport de Casablanca-Nouaceur quelques trois heures plus tard : elles en sortirent , compte-tenu du petit décalage horaire , à 14 heures heure locale. L'oncle de Sonia les attendait avec son "grand taxi", une Mercedes de quelques dizaines d'années et quelques centaines de milliers de kilomètres mais qu'il bichonnait avec un soin particulier , presque avec amour . Des rideaux à fanfreluches , un petit tapis de prière et divers porte-bonheurs protégeaient le chauffeur et ses passagers , ce qui ,  compte tenu de la conduite parfois sportive de nombreux automobilistes , ajoutée aux  piétons , vélomoteurs , bicyclettes , ânes et charrettes qui circulaient , pouvaient se révéler utiles !
    Leur première étape fut la maison de l'oncle et la tante de Sonia qui y retrouva ses nombreux cousins , cousines . Par courtoisie envers leurs hôtes , elles y restèrent une journée et décidèrent leur départ vers la montagne pour le surlendemain . La famille de Sonia les aurait bien gardées durant tout leur séjour avec un réel plaisir .
    L'oncle leur présenta un de ses collègues qui se rendait fréquemment dans le bled et qui connaissait le lieu qu'elles recherchaient , Ain el Filoun , la source de l'éléphant , un nom étrange pour une région qui ne devait pas avoir connu d'éléphants depuis la préhistoire ( et encore à vérifier!) et le passage de quelques cirques !
    Elles partirent de bon matin après un copieux petit déjeuner et avec un couffin plein de victuailles données par la tante de Sonia , une vraie citadine , qui craignait qu'elles ne trouvent pas de nourriture convenable dans "le bled".
    Ali était le nom de leur chauffeur et ami de l'oncle qui reçut moult conseils pour les accompagner et assurer leur bien-être . Cela fit sourire Sonia qui assura à son amie que c'était , de la part de sa famille , une attitude un peu alarmiste , voire envahissante , mais traditionnelle et normale . Sa tante ne cessait de leur donner des conseils en les appelant "mes filles " . C'était attendrissant et sincère .
    Elles montent enfin dans une vieille Peugeot 505 qui , en dépit de son âge , marche fort bien et avale rapidement l'autoroute qui les mène hors de Casablanca avant d'emprunter une route secondaire qui traverse de nombreux villages regroupés autour de leur mosquée et plantés au milieu de champs cultivés de céréales et délimités par des barrières de figuiers de barbarie qui , à cette époque , ne portent pas encore de fruits .
    La voiture attaque une petite route de montagne . Leur chauffeur fait un arrêt dans un petit village où leur arrivée provoque la venue bruyante d'une nuée d'enfants curieux . Sonia explique que souvent les enfants , en milieu rural , ne vont à l'école que par demi-journée ,  parce qu'il n'y a pas toujours suffisamment d'établissements scolaires , mais aussi pour leur permettre d'aider les parents dans les travaux des champs où ils constituent une main d'oeuvre indispensable .
    Ils reprennent la route et se trouvent bientôt sur une piste qui , assure leur chauffeur , les mènera rapidement au village .
    Elle s'absorbe dans la contemplation du paysage , essayant d'y retrouver des éléments connus ou reconnus quand surgit , après un dernier virage , le village de son rêve . Oui , c'est bien là , les couleurs ocre des maisons et verte de la végétation avec quelques tâches roses des fleurs de lauriers . Elle est arrivée .
    La voiture entre dans le village et s'arrête près de la mosquée , là où semble se trouver une petite place entourée de quelques eucalyptus . Quelques hommes sont attablés sur la terrasse d'un petit commerce , qui semble faire office de café , d'épicerie et de lieu de rencontre . Ils regardent le taxi qui arrive et attendent que le chauffeur descende  . Son ami lui a expliqué que sa nièce et son amie désiraient se rendre dans ce village et y passer quelques jours . Bien qu'ayant trouvé l'idée quelque peu saugrenue , il  a accepté de les aider à trouver un hébergement où elles pourraient résider quelques jours . Tandis que les deux jeunes femmes sortent de la voiture et font quelques pas , il palabre avec les hommes présents et revient vers les jeunes femmes .
-Il y a une vieille femme qui vit seule dans une maison quelque peu confortable et qui pourrait vous loger . Il n'y a pas d'hôtel dans le village . Je vous accompagne . Je veux être assuré de votre installation avant de repartir ou ton oncle et surtout ta tante vont m'arracher les cheveux , indique - il à Sonia . Il vaut mieux aller à pied . Si cela convient , je vous rapporterai vos bagages .
Ils pénètrent dans les ruelles du village en suivant un enfant qui leur sert de guide et s'arrêtent face à une maison que sa grande porte de bois et de cuivre fait paraître plus cossue que les autres . L'enfant utilise le heurtoir et la porte s'entrouvre sur une jeune femme à qui Ali présente leur demande . La jeune femme hoche la tête , prononce quelques mots et referme la porte -Ce n'est pas possible ?
-C'est la nièce de la vieille femme . Elle va informer sa tante qui est la propriétaire de la maison , une belle maison ,d'ailleurs .
Ils n'attendent pas longtemps avant que la porte ne s'ouvre à nouveau , en grand cette fois-ci . La jeune femme s'adresse à Ali qui leur fait signe de le suivre .
-Elle vous offre son hospitalité . Je ne pense pas qu'elle veuille un dédommagement quelconque . C'est une invitation . Il faut dire que les étrangers se font rares dans le coin . Je vais chercher vos bagages pour que vous vous installiez . Combien de temps comptez-vous rester car votre oncle m'a dit que je devais absolument venir vous chercher .
-Peut - on utiliser les téléphones portables ici ?
-C'est possible . Actuellement , le signal passe presque dans tout le pays .
Elles sortent leurs portables et constatent en effet la possibilité de téléphoner .
-On vous appellera . Comptez une dizaine de jours , à peu près .
Ali dépose leurs bagages à l'entrée de la maison et leur souhaite un bon séjour . Il ne veut pas s'attarder , il veut rejoindre Casablanca ce soir .
La jeune nièce aide les deux voyageuses à transporter leurs sacs de voyage . Elle leur indique une grande chambre avec deux grands lits recouverts de couvertures de laine bariolée et un tapis rouge recouvrant la mosaïque du sol . Quelques meubles de bois sombre  et odorant , du cèdre , complètent le mobilier .
La jeune femme ne parle qu'arabe et Sonia sert de truchement . Elle leur explique que , quand elles seront installées , elles sont invitées à venir prendre le thé avec la maîtresse de maison . Mais qu'elles prennent leur temps !
Leurs valises rapidement défaites et leur linge déposé dans les deux coffres , elles sortent de leur chambre et se dirigent vers ce qui semble être un patio intérieur . Elles y découvrent une femme âgée installée sur une banquette , face à une petite table où se trouvent une théière argentée , des verres colorés et ,disposés dans quelques assiettes , des dattes et des gâteaux .
-Asseyez - vous , leur dit - elle dans un français hésitant .Devant leur air étonné , elle continue :
-Oui , je parle un peu français . Mais cela fait si longtemps , j'ai ..un peu oublié . C'est comme cela qu'on dit ?
-Mais vous parlez très bien . Cela facilitera les échanges avec mon amie , répondit Sonia .
-Ton amie...oui...elle vient de France ? Toi , je vois bien que tu es des nôtres.
-Oui , moi , si on veut . Mes parents sont originaires du Maroc . Mais je ne connais le pays qu'en vacances . Je vis en France . Mon amie est française , de France . Mais elle vient pour une étrange histoire . Mais puisque vous comprenez le français (Sonia n'ose pas  tutoyer la vieille dame en français , contrairement à l'arabe ) , le mieux est qu'elle vous l'explique elle - même .
Comme si elle la connaissait depuis toujours , elle parle , elle parle lentement pour être sûre d'être bien comprise ,elle raconte , le rêve , la photographie , l'agence de voyages , sa mère , le carnet de dessins , le grand - père "indigne"? , la ressemblance avec la jeune femme , sa décision de venir , sa reconnaissance du village , son bien - être , ici , dans la maison . Et la vieille femme écoute , sans l'interrompre , concentrée , hochant la tête de temps en temps .
Quand elle s'arrête enfin ,  la vieille femme prend à son tour la parole :
-C'est bien que tu sois venue . Chez nous , on dit "Mektoub" , c'était écrit . Ecoute - moi .
Il y a très longtemps , ne me demande pas combien de temps , je ne saurais te le dire et le temps qui passe n'a pas d'importance , surtout à mon âge . Donc , il y a très longtemps , notre village était plus animé que maintenant , il y avait de bonnes récoltes , on n'avait pas le téléphone ,on ne savait pas toujours ce qui se passait ailleurs , mais on parlait , on riait , on jouait , on chantait , on dansait . Et , oui , on dansait . Dans nos montagnes , les femmes ont toujours été plus libres qu'à la ville , on ne se voilait pas , on avait un rôle social important , on n'était pas seulement des filles , des soeurs , des épouses et des mères , mais on travaillait , on tenait les comptes et on choisissait notre époux . Bien sûr , il était la plupart du temps du village , mais celui qu'on, ne voulait pas , on ne l'épousait pas .
    Elle cherche parfois ses mots , hésite un peu , il lui arrive même de demander à Sonia la traduction d'un formule , mais on devine en dépit du manque de pratique qu'elle a annoncé , une bonne connaissance du français . Elle continue .
-Il y avait dans le village une famille avec deux enfants , un garçon et une fille . Il y avait si peu de différence d'âge entre eux qu'on les prenait souvent pour des jumeaux . Le garçon , Jalil , avait à peine dix mois de plus que sa soeur , Jamila . Ils étaient toujours ensemble , à rire , à jouer , à travailler aussi . Ils s'entendaient , tiens , comme les deux doigts de la main .
Elle leve sa main , une main fine , blanche , dont le poignet s'orne de joncs d'or ciselé .
-Ils avaient  quinze ans , seize ans et leurs parents disaient : "Il va falloir trouver un frère et une soeur qui s'entendent comme eux pour les marier car ils ne voudront pas vivre loin l'un de l'autre . "
Un jeune fermier des environs , fils d'un riche propriétaire , se présenta un jour à eux . Il avait vu Jamila dans le village et souhaitait l'épouser . Les parents , à qui il ne plaisait guère , lui répondirent qu'ils allaient demander à leur fille . Celle - ci , consultée , déclina l'offre de mariage . Le prétendant en fut vexé , revint plusieurs fois à la charge , envoya pour la convaincre , de nombreux cadeaux qui lui furent tous retournés . Il n'avait pas l'habitude de se voir refuser quelque chose et décida de parler en particulier à Jamila . Que se passa - t - il lors de cette entrevue ? Nul ne le sait . Il repartit furieux , Jamila regagna sa maison , déposa dans la chambre de son frère sa plus belle écharpe de soie et disparut . On la chercha toute la nuit , et le jour d'après aussi , sans la trouver . Jalil parcourut la montagne , la forêt , l'écharpe autour de son cou jusqu'à ce qu'un berger vint au village en disant qu'il avait trouvé dans une grotte , un collier et des pendants d'oreilles d'ambre et d'argent . Il avait entendu parler de la disparition d'une jeune fille et il tenait à informer les villageois de son étrange  découverte . Jalil se précipita , arriva le premier après plus d'une heure de marche près de la grotte . Il reconnut les bijoux de Jamila , l'appela , la chercha comme un fou , jusqu'à ce que il découvre , camouflé par des buissons , un très vieux puits . On l'appelait , et on l'appelle encore  dans la région , le puits des roumi (des romains peut - être?) . Harnaché d'une corde , aidé par quelques villageois solides , il descendit et là on l'entendit hurler le nom de sa soeur , pleurer . Il y resta jusqu'à la nuit , refusant de remonter malgré les supplications des autres . Finalement , face aux pleurs de sa mère , il accepta de remonter . Il demanda de laisser le corps de Jamila dans le puits ,puisque , dit - il , elle avait choisi d'y finir sa vie .C'en était fini des rires et des jeux . Le père et la mère moururent de chagrin et , un matin , on trouva la maison vide , fermée . Jalil était parti sans prévenir personne . Certains dirent que l'ex-prétendant disparut peu après , d'autres qu'il était parti en ville , ou à l'étranger , on ne sait pas , on ne l'a plus jamais revu , non plus .
    De très nombreuses années plus tard , un beau jour , Jalil revint au village . Il avait l'écharpe de soie autour du cou , il la gardait toujours quelque soit le temps , le jour , la saison . Il était accompagné d'une jeune femme , blonde , très blanche , avec des yeux clairs . Elle était enceinte et parlait peu . Elle s'entretenait en français avec Jalil , mais en fait , on n'a jamais su si c'était sa femme ou sa fille . Ils se sont installés dans la maison des parents de Jalil qu'il a remise en état .Il ne travaillait pas sinon pour dessiner et peindre . Il parcourait la campagne avec des feuilles , des crayons ,des couleurs et croquait les paysages , les enfants , les maisons , tout ce qu'il voyait . Il disparut durant trois jours et l'on raconte que c'était pour se rendre dans la grotte près du puits . Quand il en revint , la jeune femme fut prise des douleurs de l'accouchement . Il demanda l'aide de la vieille sage-femme du village , qui fit ce qu'elle put . L'enfant , un petit garçon , vécut , mais pas la mère . Il confia le bébé à une femme du village qui venait de donner naissance à une petite fille , lui laissa une forte somme d'argent et lui donna sa maison . Il enterra lui-même la jeune femme blonde dans le cimetière du village , mais à part de nos tombes . Il y ajouta une croix et une inscription , en expliquant aux gens du village qu'elle avait une religion différente . Il y planta un rosier que l'on continue d'entretenir .
Tu te demandes comment j'ai appris le français ?  Mon père était le petit garçon que Jalil a confié à celle que je considère comme ma grand-mère . Ce qu'est devenu Jalil ? On ne sait pas , mais sûrement quelqu'un d'important , car , un jour , on a vu débarquer dans notre petit village perdu , un homme qui s'y est installé et qui a dispensé des cours aux enfants du village , des cours de français et de dessin , essentiellement . Quand les hommes du village lui ont demandé la raison de sa présence , il a répondu qu'il était payé par un personnage important qui lui avait demandé de venir instruire les enfants de ce village . Il est resté plusieurs années , je suppose tant qu'il a été payé , puis , un jour il est reparti . Il faut dire que l'état nous avait installé une école avec un jeune instituteur . Je vais te montrer quelque chose .
    Elle sort un carnet caché sous un coussin posé près d'elle . Elle le tend à la jeune femme qui le feuillette et y retrouve des dessins semblables à ceux du carnet récupéré chez sa mère . Elle montre le visage souriant de la jeune fille si souvent représenté .
-Qui est-ce?
-C'est Jamila , celle à qui tu ressembles . Je connais par coeur ces dessins pour les avoir regardés et regardés encore .
Elle sourit , sa ...grand-tante au destin brisé et toujours vivante grâce à la magie de dessins , d'un rêve et de sa volonté de savoir .
-Je peux voir la grotte ...et le puits?
-Demain , je t'y ferai conduire .
    Les deux jeunes femmes sortent ensuite pour visiter le village , elles se dirigent vers le cimetière et trouvent , comme elle a été décrite , la tombe fleurie d'un rosier et surmontée d'une croix . Elles nettoient la pierre et parviennent à lire :
Esther-24 ans -Repose en Paix
    Un petit portait délavé représente une jeune femme aux longs cheveux blonds dans les traits de laquelle on retrouvait un peu de la vieille femme .
Elles continuent leur visite du village avant de retrouver la maison où elle se sent si bien .
    Elles se couchent tôt car le lendemain elles doivent se lever à l'aube pour se rendre à la grotte .
    Heureusement qu'elles sont équipées pour la marche car c'est un vrai chemin de chèvre qu'elles empruntent pour une randonnée de quelques heures .
    La grotte est là , accueillante . Elles y pénètrent , il y fait doux , un peu humide , mais avec une fraîcheur agréable qu'elles apprécient . Elles se rendent près du puits où on a  planté , il y a visiblement fort longtemps , un laurier rose et un rosier aux fleurs rouge velours qui résiste en s'accrochant aux pierres de la margelle .
    Elles redescendent au village en fin de journée . Elle est apaisée et s'endort avec une insouciance qu'elle n'avait plus depuis longtemps . Plus cette anxiété , cette appréhension avant le sommeil face à un rêve répétitif qui devenait angoissant . Elle s'endort paisiblement dans le silence à peine troublée par le braiment de l'âne du voisin et de quelques moutons restés hors de leur bergerie .
    Elle dort . Elle ne sait plus où elle se trouve. Le rêve ou le voyage ? A-t - elle fait le voyage ou son rêve se poursuit - il ? Où est la réalité ? Ce voyage , elle l'a rêvé ou vécu ? Son rêve n'est - il pas le voyage  ? Elle a envie de s'y enfoncer . L'obscurité , la paix , la nuit , elle sombre doucement . Où est - elle ? Dans son lit , dans son appartement ? Cette boule douce que sa main caresse , est - ce Gaston et son doux pelage ? Se trouve-t - elle  dans la grotte obscure ? Ce qu'elle touche , est - ce le pull en mohair qu'elle a jeté sur les épaules en partant , ou la mousse qui recouvre les parois de la grotte ? N'est -elle pas au fond du puits ? Ce qu'elle touche , est - ce la douceur d'une chevelure ou une étoffe de soie ? Elle ne sait plus , elle est bien , tout est douceur , obscurité , paix , un vrai cocon de repos , un retour dans la ventre de sa mère , le bout du voyage , la paix , le silence . Le rêve  est fini , elle a atteint le bout du voyage , elle sait , elle a compris , elle est bien , elle est libre...enfin quand elle se réveille .
Quels signes ont donc voulu lui adresser ces ancêtres qu'elle n'a jamais connus et qu'elle ne peut qu'imaginer ? Peut - être  lui donner , par delà le temps , la liberté de rêver et de voyager . Elle entend le rire cristallin de Jamila , elle voit les couleurs chatoyantes des dessins de Jalil . Après tout , elle descend peut - être d'un peintre célèbre , elle va en parler à sa mère et entreprendre  des recherches . On ne sait jamais .